‘Jésus ne peut plus être rendu au peuple juif’

Gérard Israël

Après de longs siècles de discordes, de malentendus et d’incompréhensions mutuelles, la figure emblématique de Jésus le Nazaréen pourrait-elle rapprocher le Judaïsme et le Christianisme, deux religions que tout oppose depuis plus de 2000 ans?

Depuis la création de l’État d’Israël en 1948, de nombreux penseurs, philosophes et historiens Juifs israéliens, spécialistes renommés du Christianisme et du Judaïsme antique, ont révisé fondamentalement le discours juif sur Jésus. Ces derniers ont réinterprété en hébreu les Évangiles, en restituant l’“odeur du paysage” culturel et religieux qui les a vus naître. Certains voient en Jésus un Essénien, d’autres un Résistant Zélote, d’autres un Rabbin provocateur… Cependant, tous ces chercheurs chevronnés consi­dèrent le Nazaréen comme un Juif invétéré n’ayant jamais renié les Traditions toraniques qui lui furent léguées par ses ancêtres. La plupart de ces chercheurs sont résolument persuadés que c’est Saint Paul, et non pas Jésus, qui a été le précurseur du Christianisme -lire sur ce sujet la grande enquête du journaliste Salomon Malka, Jésus rendu aux siens (Éditions Albin Michel, 1999).

Un des meilleurs spécialistes Juifs actuels du Christianisme, l’historien des Religions et philosophe Gérard Israël, estime que la tentative de “réappropriation historique” de Jésus, qui a cours dans des cénacles intellectuels juifs, risque d’accentuer les divergences théologiques qui opposent depuis des lustres le Christianisme au Judaïsme.

“Les analyses concernant la personnalité historico-théologique de Jésus de Nazareth doivent être abordées avec une certaine prudence et retenue. En effet, rien ne servirait au Judaïsme contemporain d’essayer de se “réapproprier”, d’un point de vue historique, Jésus le Juif. Grande pourrait être la tentation de mettre en évi­dence la “familiarité juive” de Jésus, et cela dans l’espoir de réduire, voire d’effacer, la tension qui, déjà de son vivant, l’opposait aux autorités du Judaïsme et même à son propre peuple, tout autant qu’aux Docteurs de la Loi juive”, explique Gérard Israël en entrevue.

Certes, Jésus, qui est né au sein du peuple d’Israël, était fidèle à une certaine Tradition juive, illustrée notamment par Rabbi Hillel, et aux exigences légales du Judaïsme, rappelle Gérard Israël.

“Mais, à l’âge de 30 ans, Jésus est devenu par sa prédication et son enseignement, sous l’appellation du Christ, le Rocher sur lequel a été bâtie une autre religion, le Christianisme. Celle-ci a été établie sur l’image d’un Jésus transfiguré, mort sur la Croix, ressuscité, très vite assimilié, par le biais du processus de l’Incarnation, à Dieu lui-même, d’abord allusivement par les Évangélistes puis, pleinement, par les Pères de l’Église. Une telle construction théologique, si respectable qu’elle soit, compte tenu notamment de son succès quasi universel, ne permet pas au Nazaréen de redevenir Juif. Il ne peut plus être rendu à son peuple originel.”

Auteur de plusieurs essais remarqués sur l’Histoire du Judaïsme biblique et du Christianisme, Gérard Israël a été pendant 30 ans le Directeur de la Revue intellectuelle Les Nouveaux Cahiers, publiée sous les auspices de l’Alliance Israélite Universelle. Cet universitaire émérité a commis un livre remarquable, outrecuidant et très éclairant, encensé par la critique, dans lequel il préconise sans ambages le développement d’une “Pensée juive du Christianisme” afin que le Judaïsme porte un nou­veau regard, venu du fond des âges, sur la Chrétienté -La Question chrétienne. Une Pensée juive du Christianisme, qui vient d’être réédité en livre de poche aux Éditions Payot.

Pour des raisons à la fois théologiques et liées au contexte politique contraignant qui a prévalu pendant des siècles, les Docteurs de la Loi juive n’ont jamais ouvertement livré leur pensée sur le Christianisme. Ils se sont abstenus d’exprimer expli­cite­ment un jugement de valeur ou même simplement un jugement d’exis­tence sur la religion qui a conquis le monde au nom de Prin­cipes dont ils étaient eux-mêmes les premiers détenteurs.

D’après Gérard Israël, peut-être aujourd’hui seulement est-il possible de reconstituer ce que pourrait être une “Pensée juive du Christianisme” et d’expli­quer la nature à la fois re­li­gieuse et intellectuelle du refus qui a provoqué tant de drames au sein d’une humanité pourtant éclairée par la Tradition d’amour et de fraternité dont se réclament les Chrétiens.

Une “Pensée juive du Christi­a­nisme” est devenue possible, notamment depuis que l’Église catholique n’est plus associée au pouvoir politique. La Déclaration du Vatican sur la Shoah au début des années 90 et l’établissement en 1993 de relations diplomatiques pleines et entières entre l’État d’Israël et le Vatican ont aussi sensiblement contribué à amé­lio­rer les rapports, jadis très acri­mo­nieux, entre le Christianisme et le Judaïsme institutionnels. Pour Gérard Israël, désormais, il est possible d’expri­mer, sur le plan théologique, une “réaction” juive aux “Dogmes” du Christianisme, tels que la Trinité, la Résurrection, l’Eucharistie.

Une “Pensée juive du Christi­a­nisme”, telle que Gérard Israël ­s’escrime à l’ébaucher dans son livre, doit absolument se fonder sur le Jésus “théologique” et non sur le Jésus “historique”.

“Il serait vain de tenter de mettre Jésus en opposition avec le Christianisme. Cela serait aussi in­con­ce­vable que d’opposer le Judaïsme biblique au Judaïsme rabbinique, dit-il. Jésus est adoré par les Chrétiens à la fois comme Messie d’Israël (“Oint du Seigneur”, c’est-à-dire Christ), lui-même Dieu, c’est-à-dire partageant avec le Créateur de toute chose une essence commune, ayant ressuscité d’entre les morts et devant définitivement revenir le jour où les hommes auront renoncé au Mal, afin d’établir son Royaume pour l’éternité. C’est de ce Jésus-là, et pas d’un autre, qu’il doit s’agir lorsque se pose l’épi­neuse question de l’authentification du Christianisme au regard des Principes théologiques inhérents à la religion d’Israël exprimée dans la Bible hébraïque, la dialectique talmudique, l’interprétation midra­chique -c’est-à-dire les commentaires des Textes sacrés du Judaïsme- et l’enseignement ésotérique de la Kabale. C’est donc du Christianisme qu’il s’agit. Du Christianisme d’aujourd’hui, intégrant dans son credo tous les Dogmes que les théologiens ont accumulés et fait reconnaître comme vérités essentielles.”

Chose certaine, poursuit Gérard Israël, le Christianisme, ou en tout cas nombre de théologiens Chrétiens, “ne peuvent pas détruire la racine qui les porte” tout comme les penseurs juifs “ne peuvent pas faire l’impasse sur le développement, voire sur les succès, du Christianisme”.

“La Tradition chrétienne n’a pas commencé avec la prédication de Jésus. Force est de rappeler que le Christianisme est probablement la seule religion au monde qui se réfère à une pensée religieuse préexistante: le Judaïsme biblique. La chiquenaude initiale du Christianisme, c’est la pensée judaïque. Les Chrétiens ne peuvent pas se permettre de rompre le lien primordial qui les unit à la Tradition juive. D’un point de vue théo­lo­gique, cette filiation rend impossible l’idée d’un effacement du Judaïsme par la religion qui s’est greffée sur lui. Le dialogue théologique entre Juifs et Chrétiens n’est possible que si cette filiation est maintenue”, soutient Gérard Israël.

In an interview, historian Gérard Israël talks about Jesus Christ, looking at the historic relationship between Judaism and Christianity.