Une entrevue avec Charles Aznavour

À l’aube de ses 86 ans, l’inégalable Charles Aznavour, qui mène depuis 62 ans une carrière artistique fulgurante, vient de publier un livre auto­bio­gra­phique magnifique et très poignant, À Voix basse (Éditions Don Quichotte).

Charles Aznavour [Photo: Guy Bouzaglou]

 Un autoportrait intimiste par le biais duquel cet il­lustre chanteur aux 100 millions d’albums vendus nous donne des magistrales leçons de vie.

Cet Arménien de coeur -il a été nommé récemment Ambassadeur d’Arménie en ­Suisse-, affable et d’une grande humilité, mène depuis plusieurs années un combat homérique pour la reconnaissance du génocide du peuple arménien.

Nous avons eu le grand privilège de rencontrer en tête-à-tête Charles Aznavour dans un restaurant de la Rue Saint-Denis.

Conversation à bâtons rompus avec une légende vivante de la chanson française, que les Américains ont élu le “plus grand artiste du XXe siècle”.

Canadian Jewish News: La récente adoption par la Commission des Affaires étrangères de la Chambre des Représentants du Congrès américain d’une résolution reconnaissant le génocide arménien perpétré par la Turquie en 1915 constitue-t-elle un acte politique important pour le peuple arménien?

Charles Aznavour: Il était grand temps que le Congrès américain reconnaisse officiellement le génocide arménien. Trente-­six États améri­cains ont déjà reconnu cette grande tragédie du XXe siècle. J’étais un peu fâché contre la Secrétaire d’État améri­caine, Hillary Clinton, que je connais personnellement, parce que, pour ne pas susciter l’ire des autorités turques, elle a essayé de dissuader les membres de la Commission des Affaires étrangères de la Chambre des Représentants d’adopter cette résolution reconnaissant le génocide des Arméniens. Pourtant, Hillary Clinton était présente en octobre dernier à la signature d’un accord entre la Turquie et l’Arménie visant à norma­li­ser leurs relations, hantées depuis près d’un siècle par le souvenir du massacre en 1915 d’un million et demi d’hommes, de femmes et d’enfants Arméniens, et l’exil de cinq cent mille apatrides dispersés de par le monde.

La résolution que vient d’adopter la Chambre des Représentants du Congrès américain va faire boule de neige. La France, la Suisse, la Suède… ont déjà reconnu le génocide arménien. Ça me paraît curieux que les Turcs ne soient pas heureux de la reconnaissance de ce fait historique irrécusable. La propagande que le gouvernement turc s’évertue à rabâcher pour nier le génocide arménien flétrit beaucoup l’image de ce pays qui aspire à adhérer à l’Union Européenne.

C.J.N.: Cet accord politique augure-t-il une nouvelle ère dans les relations, très acrimonieuses jusqu’ici, entre la Turquie et l’Arménie?

Charles Aznavour: Cet accord turco-arménien ne sera pas un succès. Ce n’est pas la peine de se leurrer, les Turcs signent des accords et après ils font machine arrière. Ce n’est pas nouveau. En 1924, la Turquie a fait volte-face après avoir signé les Accords de Genève. Où se situe le curseur de la sincérité des Turcs qui aspirent à entrer dans l’Europe? J’espère que l’accord signé en octobre dernier ne sera pas à l’image du tango: un pas en avant, deux pas en arrière.

C.J.N.: Selon vous, la Turquie d’aujourd’hui a une vision très passéiste du futur.

Charles Aznavour: Dans cette sinistre affaire, je ne pense pas qu’aux Armé­niens, je pense aussi à la nouvelle gé­né­ration de Turcs. La jeunesse turque a le droit de ne pas avoir une tache aussi importante sur le dos pour le restant de ses jours. Les gouvernants aujourd’hui au pouvoir à Ankara agissent très égoïstement. Ils sont gênés que le monde reconnaisse le génocide arménien. Je ne vois d’ailleurs pas pourquoi cette reconnaissance les gêne tant. Ce n’est pas eux qui ont perpétré ce génocide. C’est sous le règne d’un autre gouvernement, celui des Jeunes-Turcs, que ces massacres ont été commis.

La Turquie d’aujourd’hui est gouvernée par des militaires qui, je crois, n’ont pas envie de reconnaître le génocide du peuple arménien. Je ne leur jetterai pas totalement la pierre. Beaucoup d’Armé­niens aussi n’ont pas envie que les Turcs recon­naissent leur génocide. Allez donc comprendre pourquoi? Je ne cesse de répéter que les jeunes générations de Turcs, celles des après-drames, qui ne sont en rien responsables du passé mais ô combien garantes de l’avenir, ont le droit de savoir et de se délier d’une faute qui n’est pas la leur.

C.J.N.: Pour ne pas ulcérer le gouvernement turc, dont il est un important allié, l’État d’Israël est aussi très réfractaire à l’idée de reconnaître officiellement le génocide arménien. Ça vous offusque?

Charles Aznavour: Que l’État d’Israël ne reconnaisse pas le génocide arménien, c’est une chose, mais les Juifs eux ont reconnu depuis longtemps cette tragédie ineffable. Ça c’est important. J’ai un petit-fils qui s’appelle Jacob, dont le père est Juif. Lors du tremblement de terre en Arménie, le Rabbin de la Communauté juive de Fresno, en Californie, dont Jacob est membre, fut le premier leader spirituel en Amérique à lancer appel pour aider les Arméniens. Les Juifs comprennent bien la tragédie qui a meurtri le peuple arménien parce qu’ils ont été victimes eux aussi d’un génocide. Je me demande souvent si ce n’est pas le fait que le monde n’a pas bougé pour les Arméniens en 1915 qui a encouragé Hitler à exterminer les Juifs? En 1940, Hitler a prononcé une phrase terrible, rapportée dans un livre : “Qui s’est préoccupé du génocide des Arméniens?”

C.J.N.: Avez-vous bon espoir que l’État d’Israël reconnaisse un jour cette tragédie qui a décimé le peuple arménien?

Charles Aznavour: Je suis convaincu qu’Israël reconnaîtra tôt ou tard le génocide arménien. L’État hébreu a une alliance stratégique avec la Turquie qui l’empêche de se prononcer clairement sur cette épineuse question. J’ai d’excel­lentes relations avec les dirigeants de la Macédoine. Je connais très bien le mi­ni­stre de la Culture de ce pays et j’ai fait aussi la connaissance du président et du premier ­ministre. J’aurais pu leur demander de reconnaître le génocide arménien. Je ne l’ai pas fait parce que la Turquie est aussi un des principaux alliés de la Macédoine, qui a absolument besoin de cette alliance stratégique.

C.J.N.: Avez-vous abordé ce sujet avec le président de l’État d’Israël, Shimon Péres?

Charles Aznavour: J’ai séjourné et chanté de nombreuses fois en Israël. Je connais très bien personnellement son président actuel, Shimon Péres. Je ne lui deman­derai pas qu’Israël reconnaisse le génocide arménien parce que je n’aime pas gêner mes interlocuteurs. Faire une telle requête, ce serait le gêner. Que voulez-vous que Shimon Péres me dise? Il invoquera des excuses. Or, ces ­excuses, je les connais, je viens de vous les donner. Je n’ai jamais insisté pour qu’on reconnaisse le génocide des Arméniens, mais je fais comprendre là où je vais que je serais très heureux que cette reconnaissance ait lieu, pas seulement pour les Arméniens mais aussi pour les Turcs.

C.J.N.: Les Juifs et les Arméniens ne sont-ils pas deux peuples opiniâtres à la Mémoire très vivace?

Charles Aznavour: J’aime bien le peuple juif. J’ai grandi dans un quartier de Paris où vivaient beaucoup de Juifs. Mon meilleur ami, le célèbre couturier Ted Lapidus, décédé en 2008, était Juif. Au cinéma, j’ai joué plusieurs fois des rôles de Juifs. J’ai aussi interprété la chanson “Yiddish Mama”. Je trouvais que la traduction en français de cette chanson n’était pas bonne, j’ai fait alors une version qui ressemble plus à ce que peut ressentir une mère Juive.

Les peuples juif et arménien ont beaucoup d’affinités et de points communs. Les ménages Arméno-Juifs tiennent très forts, ils divorcent moins que les autres couples mixtes. C’est très curieux. Je crois que les rapports singuliers qu’un individu développe avec une Communauté n’ont rien à voir avec l’origine culturelle ou religieuse de celle-ci mais dépendent plutôt du degré de proximité qu’on a avec une Communauté. Si j’avais eu des voisins Georgiens, j’aurais probablement eu aussi des rapports parti­cu­liers avec eux.

C.J.N.: Avez-vous déjà songé à orga­ni­ser un récital pour la paix pour rapprocher les Israéliens et les Palestiniens?

Charles Aznavour: Je ne sais pas faire ça. Par contre, je réponds toujours présent quand des organisations à vocation sociale ou humanitaire me sollicitent. Une association israélienne qui aide des familles dans le besoin m’a téléphoné récemment parce qu’elle souhaitait avoir un texte à moi de parrainage pour la brochure d’un Gala qu’elle allait organiser. J’ai accepté avec plaisir. Quand Israël a célébré les 2000 ans de Jé­ru­sa­lem, j’ai été le seul artiste français à être présent à ces cérémonies commémoratives. Même les artistes juifs de France n’ont pas fait le voyage en Israël pour célébrer les deux millénaires de Jé­ru­salem.

C.J.N.: En France et en Europe, un nouvel antisémistisme, émanant essentiellement des milieux arabo-musulmans, n’a-t-il pas pris l’hideux relais de l’antisémitisme traditionnel catholique et de droite?

Charles Aznavour: Je dis toujours à mon entourage arabe: “Ne dites pas les “Juifs” quand vous parlez d’Israël. Ne faites pas cet amalgame. Israël, c’est une nation, les Juifs sont une Diaspora. Les Juifs sont aussi Français, Ita­liens, Canadiens, Américains…” Premier point à apprendre: il ne faut pas faire cet amalgame. Je leur dis aussi: “Les Juifs aident leur pays, Israël. Ils ont raison de le faire. Vous voulez aider les Palestiniens, c’est votre affaire. Vous avez aussi le droit de le faire, mais ne discréditez pas les Juifs quand vous critiquez l’État d’Israël”. Je leur répète ça sans cesse. Les Arabes et les Musulmans dans mon entourage ont compris mon point de vue sur cette question.

C.J.N.: Le débat houleux sur l’identité natio­nale qui enfièvre ces jours-ci la France vous exaspère-t-il?

Charles Aznavour: Ce débat m’agace parce qu’il n’a aucun sens. À mon avis, les Français ne sont pas foncièrement antisémites et racistes. Je crois que ce qui dérange beaucoup de Français, c’est la capacité du peuple juif. J’ai peut-être tort, mais c’est mon opinion. Je me rends compte que parmi les créateurs culturels ou artistiques que j’aime, beaucoup sont Juifs. La contribution notoire du peuple juif à l’essor de la culture, de la musique, des arts, de la médecine, des sciences… n’est plus à démontrer. Les Français ne sont pas antisémites ni racistes, ils sont simplement envieux des autres, notamment des immigrés qui ont brillamment réussi dans de nombreux domaines professionnels.

C.J.N.: Vous écrivez dans votre livre: “Un pays ne peut que gagner à accueillir, accepter et exploiter la richesse des différences que les immigrants apportent avec eux”. C’est pourquoi vous aimez profondément la diversité culturelle?

Charles Aznavour: Les Diasporas ont donné des gens qui ont apporté quelque chose aux pays où ils ont établi leurs pénates pour bâtir une nouvelle vie. Naturellement, ces immigrants ont travaillé plus que les autres et ont eu souvent des idées que les autres n’ont jamais eues. Ils ne se sont pas contentés de faire du surplace, ils ont fait quelque chose de leur vie. Aujourd’hui, les jeunes Maghrébins en France font quelque chose. Les jeunes Juifs quand ils font des études, ils vont à fond parce que maman et papa sont derrière eux pour les soutenir. Les immigrants ont toujours trimé très fort. Ils suscitent alors de la jalousie.

Un immigrant apporte toujours avec lui un bagage de vie très enrichissant pour la contrée qui l’accueille. L’apport des étrangers à la France est énorme. Marie Curie cette merveilleuse Française, Picasso ce Français extraordinaire avec son Art éblouissant… Il faut reconnaître l’immense apport des étrangers. À tous ces Français qui sont jaloux des immigrants, je leur dis toujours sans ambages: “Vous voulez avoir quelque chose, alors travaillez dur!”

C.J.N.: La diversité culturelle fait partie intégrante de votre vie?

Charles Aznavour: Mon amour pour la diversité culturelle, je l’ai bien prouvé tout au long de ma vie. J’ai une fille mariée avec un Juif. Une autre fille mariée avec un Musulman. J’ai une bru moitié Canadienne, moitié Haïtienne. Mon plus jeune fils est fiancé avec une Coréenne native de Moscou. Ma femme, Ulla, est Scandinave et Protestante. Moi, je suis Grégorien. J’appelle ça la famille Benetton -faisant allusion aux pulls de différentes couleurs confectionnés par cette compagnie italienne. On y re­trouve toutes les religions. Je dis à tout le monde autour de moi: “Regardez-nous vivre, nous sommes une grande famille heureuse”.

Je ne dis pas qu’il faut absolument contracter un mariage mixte pour être heureux dans la vie. Je pars d’un principe simple: on peut choisir son futur et aussi sa religion. Je ne suis pas très religieux. Si mon peuple n’avait pas été victime d’un génocide, j’aurais peut-être choisi une autre religion que la Grégorienne. Mais, les Arméniens se sont fait massacrer parce qu’ils n’ont pas voulu renier leur religion. Ce n’est pas moi qui vais la renier aujourd’hui.

C.J.N.: Croyez-vous en Dieu?

Charles Aznavour: Avec l’âge, je suis moins croyant, mais plus proche des religions parce que je suis plus proche des gens. La religion fait partie de la culture d’un peuple. Il ne faut pas renier les religions, surtout les trois monothéismes. Il faudrait qu’un beau jour le Judaïsme, le Christianisme et l’Islam s’entendent. Nous ne sommes pas obligés d’être tous dans la même succursale religieuse!

Je lis beaucoup les livres de feu André Chouraqui. J’avoue que ses bouquins sur la Torah je ne les lis pas parce qu’ils sont trop ésotériques pour moi. La dernière fois que j’étais en Israël, je voulais rencontrer cet illustre Bibliste, mais il n’était pas là. Malheureusement, il nous a quittés. Je regarde aussi tous les dimanches matins à la télévision l’excellent programme sur la Bible et le Judaïsme du Rabbin Josy Eisenberg. Quel formidable pédagogue. Curieusement, les deux meilleurs programmes sur des questions re­li­gieuses diffusés à la télévision française sont ceux des Juifs et des Musulmans. Il n’y a pas une seule émission ca­tho­lique ou chrétienne qui vaille la peine d’être regardée. Moi, qui à mon âge ne pense qu’à m’instruire, j’apprends mille choses sur les religions monothéistes grâce à ces deux remarquables programmes animés par des leaders spirituels Juif et Musulman.

C.J.N.: Craignez-vous la mort?

Charles Aznavour: Je crains surtout de ne plus vivre. Mon âge m’indiffère. Je ne compte pas en anniversaires, mais en prin­temps et en étés. Ces printemps et ces étés qui me resteront à vivre. Je continue à rêver de faire tout ce que fait un enfant -ski, patin, cheval, tennis… Je n’en ai plus, hélas, la force. La jeunesse perdue, c’est celle du corps, qui nous abandonne en tout premier. Non, je ne compte plus les années qui passent. Je vis les simples jours et heures qu’il me reste à négocier. Dans ma jeunesse, mon regard se fixait sur la ligne d’horizon de mon futur. À quatre-vingts ans… et des miettes… mon avenir et mes projets, c’est “à tout à l’heure”.

C.J.N.: Ce livre autobiographique vous l’avez surtout écrit à l’intention des jeunes?

Charles Aznavour: La jeunesse d’aujourd’hui a un défaut, et c’est malgré elle: elle est fragile. La jeunesse est désarçonnée, elle n’a plus des repères. Les guides sont de moins en moins présents à ses côtés. Les parents font du jeunisme. Ils ne s’occupent plus tellement de leurs enfants. Les jeunes abandonnent souvent les études. Quelle pathétique erreur! À mon âge, je souffre encore de ne pas avoir fait des études. On aura bientôt beaucoup de jeunes illettrés. Les jeunes ont impérativement besoin de guides. J’essaye d’être un guide pour quelques-uns d’entre eux. Dans ce livre, je leur donne, sans aucune prétention, des avis, mais aucun conseil. Tout jeune a une expérience à vivre et à faire. Il doit trouver des modèles pour ne pas se tromper.

C.J.N.: Quels conseils prodigueriez-vous à un jeune qui veut faire une carrière artistique?

Charles Aznavour: D’abord, je lui dirais de ne pas faire le métier d’artiste parce que cette profession n’est plus digne de porter le nom de “métier”. Aujourd’hui, le métier d’artiste est devenu un métier pour divertir les grandes masses. On en est revenu à ce qu’on faisait à l’époque de l’Empire romain: le spectacle se déroulait dans les arènes. Désormais, la chanson, c’est les arènes. Les chanteurs se produisent dans des stades immenses. Comment pouvez-vous communiquer dans un stade? Il faut donc battre le fer très chaud: on le fait à coups de batterie.

Il n’y a plus de mélodies. Aujourd’hui, citez-moi un mélodiste? Il n’y en a plus. Où sont les grands mélodistes d’antan, les Cole Porter, George Gershwin, Michel Legrand, Gilbert Becaud…? Désormais, beaucoup de jeunes compositeurs se contentent de mettre un mot sur une note. Le mot n’est pas important, quand à la note elle est anodine… La plupart d’entre eux écrivent des chansons qu’on appelle contemporaines, c’est-à-dire beaucoup d’orchestration et très peu de mélodies et de phrases.

World-famous singer Charles Aznavour, 86, recently published his autobiography. In an interview, he talks about several issues including the Armenian genocide and religious freedom.