À la mémoire de Carlo Bengio

Carlo Bengio

Un remarquable créateur artistique montréalais, Carlo Bengio, nous a quittés le 15 avril dernier.

Tous ceux et celles qui ont eu le privilège de le côtoyer garderont de lui le souvenir indélébile d’un être affable, humble et très cultivé qui s’est toujours distingué par son grand professionnalisme et l’immense créativité de ses productions scéniques.

Né à Casablanca, il a vécu à Paris plusieurs années, où il a obtenu un diplôme en pharmacie, avant de s’installer à Montréal avec sa famille en 1977.

Il décide alors de réorienter sa carrière en se tournant vers les métiers de la scène.

En 1980, il fonde à Montréal, avec Paul St-Jean et Célia Moreno, son épouse de l’époque, l’Écran humain, une petite compagnie spécialisée dans les spectacles multimédias.

Au Québec, Carlo Bengio a été l’un des principaux créateurs du théâtre multimédia. Avec la dynamique équipe de l’Écran humain, il a réalisé des performances scéniques éblouissantes. Celles-ci consistaient à projeter des lumières et des images (photos réelles et infographiques) sur les corps de danseurs et de danseuses vêtus de costumes insolites, dans un décor à plusieurs niveaux de profondeur et sur une musique électronique répétitive.

Au début des années 80, Carlo Bengio a créé à Montréal une troupe de théâtre sépharade.

Il a mis en scène plusieurs pièces conçues par deux brillants créateurs culturels, Solly Levy et Bob Oré Abitbol. Des adaptations en langue judéo-arabe de grands classiques du théâtre français et québécois, des pièces de Molière, de Pagnol et de Michel Tremblay.

Il a aussi conçu et mis en scène des pièces de théâtre très remarquées évoquant l’histoire et les défis identitaires des Sépharades. Notamment, Ombres et mémoire et Les voiles de l’espoir, pièce qu’il a présentée lors de la Quinzaine sépharade de 1992.

Le célèbre humoriste et comédien Gad Elmaleh a fait ses débuts sur une scène théâtrale sous la gouverne de Carlo Bengio, dans la pièce de ce dernier, Ombres et mémoire.

“Carlo Bengio a été un grand homme de scène et un grand artiste. Il a beaucoup compté pour moi puisque je n’oublierai jamais mes premiers pas professionnels sur la scène, lors de la Quinzaine sépharade de 1992. Je jouais parallèlement dans la pièce de Solly Levy, La Bsalade imaginaire, une parodie du grand classique de Molière, Le malade imaginaire, de la pure comédie, forte, visuelle, burlesque, et dans la pièce de Carlo Bengio, Ombres et mémoire, une fresque théâtrale tragique sur l’inquisition. Carlo Bengio était persuadé que je pouvais jouer au théâtre dans une tragédie. Il a été l’un des premiers, bien avant mes professeurs d’art dramatique, à m’amener dans ce registre qu’il pensait accessible pour moi. Il n’a cessé de m’encourager car il était convaincu que j’allais être bon dans ce genre théâtral.”

Dans Ombres et mémoire, Gad Elmaleh a interprété le rôle d’Uriel da Costa, un philosophe portugais du XVIIe siècle d’ascendance marrane.

Ombres et mémoire était un spectacle magnifique qui retraçait des moments sombres de l’histoire des Sépharades, dont leur expulsion d’Espagne. Aujourd’hui, vient de nous quitter l’homme qui a aussi contribué à raconter de manière très forte l’histoire des Sépharades.”

L’humoriste a toujours été fortement impressionné par la finesse artistique de Carlo Bengio.

“Ce qui m’a beaucoup marqué chez Carlo Bengio, par rapport aux autres hommes de théâtre que j’ai rencontrés dans ma vie, c’est sa sophistication, c’est-à-dire son sens aigu du détail et son audace artistique. Dans ses pièces, il faisait intervenir beaucoup la technique et les images. Il excellait dans le créneau du multimédia. En dépit du fait qu’il disposait de budgets fort limités pour produire et mettre en scène ses spectacles, je me souviens très bien qu’il y avait sur scène de beaux costumes, des écrans, des lumières, des vidéos, des rétroprojections… Carlo Bengio a été l’un des pionniers du théâtre multimedia. Avec lui, nous avions notre mini Las Vegas au Théâtre Saidye Bronfman! Il a accompli un travail artistique extraordinaire, dense et intelligent.”

Bob Oré Abitbol, qui a connu Carlo Bengio à Casablanca dans les années 60 au sein du mouvement scout des Éclaireurs israélites du Maroc, se souvient avec une vive émotion de son proche ami.

“Carlo était un créateur permanent, un génie qui refusait de reconnaître son propre génie. Il pensait à tort qu’il était “né pour un petit pain”, comme disent les Québécois. Vagabond de la lumière, acteur, metteur en scène, scénariste, poète de la vie, il aurait pu aller loin, bien plus loin! Il ne l’a ni voulu, ni cherché. Je suis fier et heureux qu’il ait, et personne d’autre, monté toutes mes pièces de théâtre sans exception. Quelle chance! Il refusait tout. Il refusait la gloire, la notoriété, la richesse, les honneurs. Il voulait vivre le moment, en loup solitaire qu’il a toujours été. Il semble qu’il n’avait besoin de rien. Je dirais cependant que malgré son caractère entier, sans compromis parfois, irascible lorsqu’il le voulait, il n’avait que des amis et des admirateurs partout. Parce qu’il était pur! Pur en lui-même et pour les autres. Malgré sa grande intelligence et son érudition, il avait une espèce de candeur, de réserve, de modestie. Se faufilant comme une ombre, riant aux éclats et faisant un pied de nez gigantesque en passant à l’univers tout entier!”

Carlo Bengio et Jimmy Muyal ont collaboré étroitement à la mise en scène de deux pièces de théâtre conçues par ce dernier.

“Carlo était un créateur artistique passionné et passionnant. J’ai appris beaucoup de choses à ses côtés. Il s’investissait pleinement dans tous ses projets théâtraux avec un professionnalisme impressionnant. Il était exigeant et très rigoureux. Il était aussi un être très modeste. Il tenait toujours à rester dans l’ombre. À la fin d’un spectacle, quand on le nommait, il fallait quasiment aller le chercher de force pour qu’il monte sur la scène saluer le public en compagnie des acteurs et des autres artisans de la pièce. Il n’a jamais cherché les honneurs, ni la reconnaissance. Il était un travailleur acharné toujours en quête de l’excellence. Un jour, il ma demandé de faire une répétition générale au Centre Segal. Celle-ci a duré de 7 h à 23 h. Il ne s’est pas plaint une seconde. Sa passion prenait toujours le dessus sur tout”, nous a dit Jimmy Muyal.

Liliane Abitbol, qui a joué les premiers rôles dans des pièces de théâtre adaptées en judéo-arabe par Solly Levy, dans lesquelles Carlo Bengio a grandement contribué à la mise au point de la scénographie, se rappelle d’un homme rigoureux qui laissait une grande latitude aux acteurs dans leur interprétation.

“Carlo croyait foncièrement en les acteurs. Il leur faisait totalement confiance, conscient que le succès d’une pièce reposait entièrement sur leurs épaules. Pour les acteurs, il était une précieuse source de motivation.”

Le fils de Carlo Bengio, Yoshua Bengio, éminent chercheur et spécialiste en Intelligence artificielle mondialement connu, corécipiendaire de l’édition 2019 du prestigieux prix Turing, l’équivalent du prix Nobel en informatique, a rendu un vibrant hommage à son père dans un texte fort poignant qu’il a posté sur Facebook.

“Carlo nous a donné beaucoup de choses à mon frère, Samy, et moi. Surtout la liberté, et aussi l’amour du savoir, de la sagesse et de la raison. Sûrement pas un hasard que moi et mon frère sommes devenus chercheurs. C’était un non-conformiste, qui n’était pas entravé dans ses pensées par les us et coutumes, la morale admise, un intellectuel marginal qui vivait dans l’ombre de la société mais dont la brillance et la force mentale ont éclairé beaucoup de ceux qui l’ont connu. Parfois grand sage, parfois poète délirant, il pouvait être difficile à suivre sur les chemins tortueux que son esprit philosophant a explorés au cours de sa vie. Il a refusé le rôle traditionnel de père, d’autorité, et on l’appelait, mon frère et moi, simplement Carlo. Il a toujours été dans une relation égalitaire avec nous. Il jouait avec nous petits, il nous a appris à argumenter et réfléchir, et il répétait même que ce sont les parents qui doivent apprendre de leurs enfants. En tout cela et bien plus, je lui serai toujours reconnaissant. Son influence sur qui je suis a été immense. Quand je le voyais ces dernières semaines à l’agonie dans ce corps devenu décharné, je me voyais en lui -machine si complexe et encore mal comprise, si fragile et pourtant capable de tant de merveilles. J’ai l’impression que cette épreuve émotionnelle m’ouvre davantage à l’autre, à la souffrance humaine.”

L’autre fils de Carlo Bengio et de Célia Moreno, Samy Bengio, est aussi un chercheur scientifique réputé. Il dirige un groupe de recherche scientifique à Google Brain Team, en Californie.