La mémoire sépharade d’Oro Anahory-Librowicz

De gauche à droite : En 1991, Judith Cohen, Solly Levy et Oro Anahory-Librowicz, membres de l’ensemble musical Gerineldo, Clémence Bendelac-Lévy et son époux, Daniel Lévy. (O. Anahory-Librowicz Coll. photo)

Spécialiste des chansons traditionnelles judéo-espagnoles, auxquelles elle a consacré plusieurs livres et de nombreux articles scientifiques, l’universitaire montréalaise Oro Anahory-Librowicz a fait don récemment à la Bibliothèque nationale d’Israël, établie à Jérusalem, de tous les enregistrements de chansons judéo-espagnoles du Maroc qu’elle a recueillies, depuis les années 70, au cours de ses recherches universitaires.

Oro Anahory-Librowicz a été la fondatrice de l’ensemble musical Gerineldo, spécialisé dans l’interprétation de la musique et des chansons judéo-espagnoles du Maroc.

Qu’est-ce qui vous a motivée à léguer à la Bibliothèque nationale d’Israël vos enregistrements de chansons judéo-espagnoles marocaines?

C’est le “devoir de mémoire” qui m’a fortement interpellée. Un jour, je me suis demandé ce qu’il adviendra des enregistrements oraux de ces chansons et des nombreuses recherches que j’ai consacrées à celles-ci quand je ne serai plus de ce monde. Je ne voulais pas que toutes ces années de labeur soient complètement reléguées aux oubliettes. En lisant, un matin, The Jerusalem Post, je suis tombée par hasard sur un article annonçant que le Département de musique de la Bibliothèque nationale d’Israël était en train de numériser toutes ses collections musicales. Ce département abrite la plus grande collection de musique juive au monde. Sur le champ, j’ai décidé que c’était dans ce lieu que je voulais que toutes les chansons que j’ai recueillies depuis les années 70 soient préservées. La Bibliothèque nationale d’Israël a été très réceptive à ma proposition. Je lui ai donc remis toutes les cassettes d’enregistrement de ces chansons. Elles ont été numérisées assez rapidement.

Vous avez aussi fait don à une autre prestigieuse institution israélienne, académique celle-ci, l’Institut Ben-Zvi, spécialisé dans l’étude de l’histoire des communautés sépharades et orientales, affilié à l’Université Hébraïque de Jérusalem, d’un vieux manuscrit ayant appartenu à Clémence Bendelac-Lévy.

Clémence Bendelac-Lévy était une personnalité bien connue de la communauté sépharade de Montréal. Cette bénévole admirable était une fervente ambassadrice de la culture sépharade. Après son décès, en 2002, sa fille, Sarah Lévy, m’a remis un vieux manuscrit que sa mère possédait, une Bible hébraïque imprimée à Venise en 1730, qui comporte d’intéressantes explications en judéo-espagnol dans les marges. Un livre d’une grande richesse historique. Avec l’accord de sa fille, j’ai décidé de faire don de cette Bible à l’Institut Ben-Zvi, qui l’intégrera dans sa riche collection de manuscrits sépharades mis à la disposition des chercheurs.

Combien de chansons avez-vous recueillies dans le cadre de vos recherches universitaires?

Environ 650 chansons colligées auprès de femmes sépharades, la majorité aujourd’hui décédées, originaires des villes du Nord du Maroc, qui vivaient au Canada, en Israël, en Espagne, au Venezuela, aux États-Unis… Ces chansons ont toutes été répertoriées. Sur le site Web de la Bibliothèque nationale d’Israël — www.nli.org.il —, en écrivant mon nom, Oro Anahory, les fichiers correspondant à ces chansons apparaîtront. En cliquant sur la section “Details”, on accède à chaque fichier, qui est accompagné d’une notice indiquant le titre de la chanson, son historique, le nom de la personne qui l’a chantée, sa date de naissance (et parfois de décès), son lieu de naissance et plusieurs autres données qui seront utiles aux chercheurs. Il suffit de cliquer sur la section “Listen” pour écouter l’enregistrement. Les textes intégraux de certaines chansons sont déjà disponibles. Le travail de retranscription des paroles de ces chansons n’est pas encore finalisé.

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Quelle est l’origine historique de ces chansons?

La majorité de ces chansons datent du XVe siècle. En 1492, quand les Juifs ont été expulsés d’Espagne par les rois catholiques, ils ont amené avec eux leur culture, qu’ils se sont escrimés à transmettre à leur progéniture. Les mélopées qu’ils fredonnaient en Espagne, que les Espagnols chrétiens chantaient aussi, occupaient une place importante dans leur patrimoine culturel. Par miracle, la plupart de ces chansons médiévales ont été transmises de génération en génération, surtout de mère en fille. Durant mes recherches pour mon doctorat, que j’ai consacré à ces chansons et à leurs modes de transmission, j’ai commencé par enregistrer celles que ma mère chantait. J’ai comparé les versions sépharades de ces chansons avec celles que les Espagnols chrétiens chantent encore aujourd’hui dans des villages. Cette tradition est demeurée orale jusqu’à la fin du XVe siècle. Au XVIe siècle, une nouvelle tradition a fait son apparition dans la cour royale d’Espagne: on a commencé à consigner par écrit ces chansons. Nous avons donc des recueils de chansons judéo-espagnoles datant du XVIe siècle. Il est très rare aujourd’hui de trouver des personnes qui chantent encore ces chansons. Sur un plan comparatif, il est très intéressant d’étudier les variantes de ces chansons dans la tradition sépharade et de les mettre en parallèle avec les variantes que l’on retrouve dans la tradition espagnole chrétienne. Les Juifs des Balkans ont, eux aussi, préservé ces chansons. J’ai également mené des études comparatives sur la version de ces chansons, telles qu’interprétées par les Juifs des Balkans, et celle des Juifs du Maroc.

Quels sont les principaux thèmes évoqués dans ces chansons médiévales?

La majorité sont des chansons folkloriques. On y retrouve des thèmes historiques qui remontent à l’époque d’El Cid Campeador, un chevalier mercenaire chrétien du Xe siècle, période des Croisades, qui a inspiré la célèbre pièce de Corneille. Ce sont des chansons épiques du Moyen-Âge qui remontent bien plus loin que le XVe siècle. On y retrouve aussi le cycle des rois carolingiens. Les principaux thèmes évoqués dans ces chansons: l’amour heureux, l’amour malheureux, les malheurs et misères de femmes adultères, etc. Il y a aussi des chansons qui ont vu le jour aux XIXe et XXe siècles dans les Balkans, une vaste région géographique qui s’étend de la Bosnie à la Turquie, en passant par une partie de la Roumanie et de la Grèce. Ces chansons en judéo-espagnol n’émanent pas du tronc commun musical que les Sépharades partagent depuis des siècles avec les Espagnols chrétiens.

Un bon nombre de ces chansons ont survécu à l’usure du temps.

Certaines chansons ont mieux survécu que d’autres parce qu’elles s’inséraient dans un contexte socioculturel particulier. Par exemple, les chansons de mariage ont perduré parce que les Sépharades ont continué à se marier. D’autres chansons par contre ont connu une destinée moins rayonnante. Par exemple, les chansons folkloriques que les femmes juives vivant dans les localités du Nord du Maroc chantaient quand elles cuisinaient, effectuaient leurs tâches ménagères ou berçaient leurs enfants. Il y avait un moment privilégié en fin d’après-midi quand, après avoir préparé le souper, ces femmes attendaient leurs époux, qui devaient arriver de la synagogue. Elle se réunissaient dans les patios —cour commune— de la Juderia. Ces femmes chantaient en se balançant sur des balançoires appelées Matesha. Mais ce contexte sociocommunautaire a disparu quand les familles juives ont quitté le Maroc. Il y a aussi une autre catégorie de chansons, appelées “paraliturgiques”. Elles ne font pas partie de la liturgie sépharade, mais sont chantées à l’occasion d’importantes fêtes religieuses juives, telles que Pourim, Simhat Torah, Shavouot, etc. Ces chansons sont aussi interprétées par des hommes.