Les grands défis du séphardisme au Canada

Students at the Académie Yéshiva Yavné in Montreal recently.

Au Canada, et particulièrement au Québec, l’identité sépharade a connu une mutation majeure au cours des deux dernières décennies.

“Il est impératif de redéfinir l’identité sépharade canadienne. Aujourd’hui, les jeunes Sépharades canadiens, de la troisième génération, n’ont pas les mêmes valeurs référentielles identitaires que celles que leurs parents et grands-parents avaient lorsqu’ils ont émigré au Canada dans les années 60 et 70. Pleinement intégrés dans la communauté juive de la ville où ils résident, ces jeunes ont un tout autre rapport avec leur séphardisme. Ils ne perçoivent pas celui-ci comme une spécificité identitaire singulière à préserver jalousement, mais comme une composante essentielle de leur judaïté. Pour assurer la pérennité du séphardisme au Canada, nous devrons absolument prendre en considération ce changement fondamental”, estime Avraham Elarar, président de la Fédération sépharade du Canada.

Affiliée à la Fédération sépharade mondiale, qui est membre constitutive de l’Organisation sioniste mondiale, la Fédération sépharade du Canada est l’instance représentative des principales communautés sépharades canadiennes.

Le point de vue étayé par Avraham Elarar est largement partagé par Jacques Saada, président de la Communauté sépharade unifiée du Québec (CSUQ), organisme représentatif des Sépharades du Québec, qui regroupe les principales institutions communautaires, les écoles et les synagogues sépharades de Montréal et des villes environnantes.

“Désormais, le plus grand défi auquel fait face la communauté sépharade du Canada est le défi intergénérationnel. Aujourd’hui, les jeunes Sépharades ont une vision de l’identité sépharade fort différente de celle qu’avaient leurs aînés lorsqu’ils sont arrivés au Canada il y a plus de cinq décennies, dit-il. Ils n’ont pas d’affinités avec le pays natal de leurs parents, le Maroc, la Tunisie, le Liban, l’Égypte… Ce n’est pas une histoire qui leur est propre. Au Québec, par exemple, les jeunes Sépharades sont parfaitement bilingues. La langue et la culture françaises ne sont plus une source de divisions entre Ashkénazes et Sépharades, comme cela a été le cas dans le passé.”

Il y a aussi une autre problématique fondamentale qui ne peut pas être pas être ignorée: la pratique religieuse traditionnelle a connu aussi d’importants changements ces dernières années, souligne Jacques Saada.

“Un grand nombre de jeunes Sépharades ont délaissé la pratique religieuse traditionnelle de leurs parents et grands-parents et ont adhéré à des mouvements religieux ultra-orthodoxes non-sépharades. Il y a eu, depuis une vingtaine d’années, une forte “orthodoxisation” de la communauté sépharade. Cette radicalisation sur le plan religieux est un élément majeur que nous ne pouvons pas éluder.”

D’après les données établies par la Fédération sépharade du Canada (basées sur le recensement canadien de 2016 et les études démographiques réalisées par Charles Shahar de la Fédération CJA de Montréal), quelque 33 000 Sépharades vivent au Canada –la population juive globale est d’environ 391 600 âmes.

La majorité des Sépharades sont établis au Québec, environ 22 000, et en Ontario, environ 8000. Quelque 3000 résident dans les autres provinces canadiennes.

“Il s’agit de statistiques approximatives qui n’incluent pas les Israéliens de souche sépharade dont il est très difficile de quantifier le nombre au Canada. Statistique Canada utilise le père comme référence. Si votre père est Sépharade, vous serez considérez comme tel. C’est très arbitraire comme méthode statistique”, précise Avraham Elarar.

La communauté sépharade la mieux structurée est de loin celle du Québec. En Ontario, les Sépharades ne sont jamais parvenus à créer un organisme fédératif qui aurait regroupé les diverses communautés sépharades: marocaine, tunisienne, irakienne, boukhari (originaire d’Ouzbekistan)…

“Nous avons essayé plusieurs fois de rassembler les communautés sépharades de Toronto sous une même houlette institutionnelle. La création d’une telle institution fédérative aurait conféré un poids énorme au séphardisme à Toronto et en Ontario. Les seules réellement intéressés à mener à terme ce beau projet étaient les Juifs marocains. Les autres communautés sépharades n’étaient pas du tout emballées par notre proposition. C’est pourquoi nous avons créé, en 2012, la Communauté juive marocaine de Toronto”, explique Simon Keslassy, président élu de cette organisation représentant les Sépharades d’origine marocaine de Toronto.

La Ville-Reine compte huit synagogues sépharades, dont les plus grandes sont Petah Tikvah Anshe Castilla et le Sephardic Kehila Center, et une école orthodoxe sépharade, de niveau primaire, Joe Dweck Sephardic School, fréquentée par 270 élèves.

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Max Bénaim, vice-président de la Fédération sépharade du Canada, membre fondateur et ancien président de la synagogue Petah Tikvah Anshe Castilla, déplore le manque d’unité au sein de la communauté sépharade de Toronto.

“La majorité des synagogues sépharades torontoises ont été créées à la suite d’une discorde qui a provoqué une brusque scission. Nous avons ainsi des synagogues, de moins en moins fréquentées par les jeunes, dont chacune se targue d’être la plus fidèle représentante de la tradition sépharade religieuse. Sur le plan religieux, les ultra-orthodoxes, les “Black Hats” —les “chapeaux noirs”—, tiennent désormais le haut du pavé. Nous n’avons jamais pu créer, comme au Québec, une entité institutionnelle rassembleuse qui aurait pu conférer un nouveau souffle au séphardisme à Toronto. Cette réalité assombrit certes les perspectives d’avenir du séphardisme en Ontario.”

L’universitaire et éducateur Yehuda Azoulay est le fondateur et président du Sephardic Legacy Series —Institute for Preserving Sephardic Heritage. Cette institution éducative, établie à Toronto, s’est fixé comme mission de transmettre et perpétuer l’héritage culturel et spirituel sépharade,.

Yehuda Azoulay déplore que la culture et l’histoire sépharades soient toujours mal connues dans la communauté juive de Toronto.

“Il serait temps que des pans du riche héritage culturel, spirituel et historique des Sépharades soient enseignés dans les écoles juives ashkénazes de Toronto. L’histoire des Sépharades et l’apport important d’illustres figures rabbiniques et intellectuelles sépharades à la pensée juive sont toujours ignorés dans les programmes pédagogiques des écoles juives torontoises non-sépharades. Pour que les choses changent, il faudrait qu’un nouveau leadership communautaire sépharade amorce les démarches nécessaires pour convaincre la direction de ces écoles d’enseigner aussi l’histoire du séphardisme. Ce serait un grand plus pour toute la communauté juive torontoise.”

La communauté sépharade de Toronto se sent-elle bien intégrée dans la communauté juive de cette ville?

“Absolument, répond Simon Keslassy avec entrain. L’unité communautaire est très importante pour nous. La Communauté juive marocaine de Toronto entretient d’excellentes relations avec UJA Federation of Greater Totronto et le Centre consultatif des relations juives et israéliennes (CIJA). De nombreux membres de la communauté ashkénaze, ainsi que des personnalités politiques et du corps diplomatique, assistent à nos événements majeurs, notamment à la très populaire soirée de Mimouna que nous organisons annuellement pour marquer la fin de Pessah.”

L’historienne montréalaise Yolande Cohen, professeure à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), a consacré plusieurs livres et des études scientifiques à l’histoire des communautés sépharades ayant émigré au Canada à partir de la fin des années 50 et à la dynamique de leur intégration dans les sociétés canadienne et québécoise.

Elle est étonnée par l’absence de relations entre les différentes communautés sépharades canadiennes, et cela, rappelle-t-elle, malgré la volonté affichée des leaders communautaires sépharades d’affirmer qu’il existe bel et bien une communauté sépharade pancanadienne.

Les différences existant entre la communauté sépharade de Montréal et celle de Toronto sont frappantes, souligne-t-elle.

“Mon hypothèse est la suivante: à Toronto, les groupes communautaires juifs marocains se considèrent plus juifs marocains que sépharades. C’est une grande distinction par rapport à la situation qui prévaut dans la communauté sépharade du Québec, où l’identité sépharade s’est instituée autour du fait français et a essayé de regrouper autour des Juifs marocains, qui ont toujours constitué le groupe le plus important numériquement, les autres communautés sépharades. À Toronto, les Juifs marocains sont demeurés très marocains au niveau identitaire. Au Québec, les Juifs marocains ont réinventé une identité sépharade, dont l’un des principaux socles est la langue française.”

Un des changements majeurs qui se sont produits au sein de la communauté sépharade de Montréal au cours des deux dernières décennies est indéniablement le retour en force à la pratique religieuse d’un bon nombre de familles et de jeunes sépharades.

L’Académie Yéchiva Yavné est la résultante de ce phénomène identitaire.

Fondée en 1991, cette institution scolaire ultra-orthodoxe sépharade, de niveau primaire et secondaire, où les garçons et les filles étudient dans des classes séparées, a connu un essor impressionnant. À ses débuts, Yavné ne comptait que 16 èlèves. Aujourd’hui, cette école accueille 575 élèves.

“Ce besoin irrépressible d’un retour aux sources juives d’un nombre sans cesse croissant de jeunes Sépharades est une réalité communautaire incontournable qu’on ne peut plus esquiver. Ces derniers veulent absolument que leur héritage toranique sépharade soit maintenu et transmis aux générations suivantes. C’est un mouvement qui continue à grandir”, explique Saadia Elhadad, fondateur et président de l’Académie Yéchiva Yavné.

À Montréal, l’École Maïmonide, fondée il y a 50 ans, la première école juive canadienne de langue française de niveau primaire et secondaire, qui compte aujourd’hui 660 élèves répartis dans deux campus, s’échine à promouvoir et à transmettre les valeurs cardinales de la tradition sépharade. Sur le plan religieux, cette institution scolaire se définit comme “orthodoxe moderne”.

“L’École Maïmonide est la dépositaire d’un judaïsme sépharade inclusif, ouvert et tolérant. Notre but est de transmettre à nos élèves un héritage sépharade et de Torah indispensable pour qu’ils soient plus tard des Juifs fiers de leur identité et des citoyens pleinement intégrés dans la société où ils vivent”, explique Esther Krauze, présidente de l’École Maïmonide.

D’après Saadia Elhadad, la scission qui s’est produite au début des années 80 entre le Grand Rabbinat du Québec et la Communauté sépharade du Québec (CSQ) —l’ancienne appellation de la CSUQ— qui a créé un grand vacuum au niveau du leadership religieux, n’explique pas le phénomène du retour aux sources religieuses d’un grand nombre de jeunes Sépharades.

“Ce phénomène, qui est universel, est totalement indépendant de la structure institutionnelle de la communauté sépharade. Cette crise entre le Grand Rabbinat du Québec et la CSQ est la résultante de l’échec de la tentative d’instaurer dans la communauté sépharade du Québec le modèle communautaire qui prévalait au Maroc depuis plusieurs siècles.”

Arrivé au Québec en 1957, il faisait partie de la troisième famille juive marocaine qui s’est établie à Montréal, le Dr Jean-Claude Lasry a été le témoin de la difficile et lente intégration des Sépharades au sein de la communauté juive de Montréal.

“La communauté sépharade montréalaise revient de loin. À son arrivée au Québec, dans les années 60, elle a connu son lot de discriminations de la part de certaines institutions communautaires juives de Montréal. Au début des années 70, l’École Maïmonide s’est battue fougueusement pour faire partie de l’Association des écoles juives de Montréal, qui s’y opposait vigoureusement arguant que cette école sépharade n’enseignait que huit heures d’études juives par semaine alors que les autres écoles juives dispensaient douze heures.”

Aujourd’hui, les choses ont beaucoup changé. Des Sépharades occupent, à titre de bénévoles ou de professionnels, des positions importantes dans la structure de la Fédération CJA, rappelle le Dr Jean-Claude Lasry.

“Aujourd’hui, la culture et les points de référence d’un bon nombre de leaders communautaires sépharades sont anglophones. À leur arrivée au Québec, dans les années 60 et 70, ces derniers ont été scolarisés dans les écoles protestantes anglophones car les écoles francophones enseignaient alors le catéchisme chrétien. Ils ne renient pas du tout leur héritage sépharade, mais ils sont passés à une autre étape: celle de leur pleine intégration dans la grande communauté juive.”

La Congrégation Beth Hamidrash de Vancouver abrite la seule synagogue de rite sépharade à l’Ouest du Canada. Quelque 2 000 Sépharades vivent à Vancouver –la communauté juive de cette ville est estimée à quelque 25 000 personnes.

Le Rabbin Illan Acoca a été pendant dix-sept ans le leader spirituel de la Congrégation Beth Hamidrash.

Il n’y a pas une école spécifiquement sépharade à Vancouver, mais il se réjouit du fait que les trois écoles juives de la villes respectent le rite sépharade de leurs étudiants et le contactent régulièrement pour lui demander des éclaircissements au sujet de certaines Halakhot sépharades.

“Les Sépharades sont des membres à part entière de la magnifique et très unie communauté juive de Vancouver. La Congrégation Beth Hamidrash entretient d’excellentes relations avec les autres synagogues et les institutions communautaires juives de Vancouver.Ce qui a toujours caractérisé les Sépharades au cours de leur histoire, c’est leur grand esprit d’ouverture et de tolérance à l’égard des autres communautés, aussi bien juives que non-juives.”

Isabelle Azoulay est la présidente de l’Association des Sépharades d’Ottawa.

Près de deux cents familles sépharades sont établies dans la capitale nationale et ses environs, où vivent quelque 14 000 Juifs.

La communauté sépharade d’Ottawa est composée de Marocains, d’Égyptiens et d’hispanophones originaires du Venezuela et d’Argentine.

Pour les principales fêtes juives, cette communauté célèbre les offices religieux dans un local qu’elle loue. Elle convie pour l’occasion un Hazzan de Montréal pour diriger les offices.

“Les Sépharades sont très bien intégrés dans la communauté juive d’Ottawa. Nous formons une grande et belle famille très unie qui apprécie grandements tous les efforts que nous faisons pour maintenir vivante la flamme du séphardisme à Ottawa.”

Jacques Saada est plutôt optimiste en ce qui a trait à l’avenir du séphardisme au Canada.

“Les Sépharades du Canada ont à leur actif des réalisations communautaires et professionnelles extraordinaires dont ils doivent être très fiers. Ils n’ont rien à envier à qui que ce soit. Il n’y a plus aucune raison qu’ils aient un complexe d’infériorité par rapport à leurs frères Ashkénazes. Ils ont tous les atouts pour jouer un rôle de premier plan au sein de la communauté juive canadienne et du monde juif. Mais nous ne devons jamais oublier que nous sommes Juifs avant tout.”