Peut-on être Sépharade et Hassid Breslev?

De gauche à droite: le Rabbin David Banon, le Grand Rav Shlomo Amar, ancien Grand Rabbin sépharade d’Israël, Saadia Elhadad et Laurent Amram, actuel président de l’Académie Yéchiva Yavné). (Yéchiva Yavné photo)

Être Sépharade et Hassid Breslev , deux identités complémentaires ou antinomiques?

Saadia Elhadad, fondateur et président du Centre Breslev, établi à Côte Saint-Luc, nous a explicité, au cours d’une entrevue, les grandes lignes de la philosophie préconisée par le mouvement hassidique Breslev et la nature du lien étroit qui unit celui-ci à de nombreux Sépharades.

Saadia Elhadad est aussi le fondateur et président de l’Académie Yéchiva Yavné, une institution scolaire sépharade francophone ultra-orthodoxe.

Présentez-nous le Centre Breslev de Montréal.

Situé sur la rue Westminster, à Côte Saint-Luc, le Centre Breslev a été créé il y a une vingtaine d’années. Une centaine de familles sont membres de cette institution qui abrite une synagogue, un centre communautaire, un centre d’études et un Mikvé (bain rituel) pour les hommes.

Qu’est-ce qui caractérise le mouvement hassidique Breslev ?

Rabbi Nahman de Breslev (1772-1810), arrière-petit-fils du Baal Shem Tov (1698-1760), fondateur du hassidisme, est la figure de proue du mouvement Breslev. Il est l’auteur de l’ouvrage Likoutei Moharan et d’autres œuvres sacrées. Tout au long de sa vie, Rabbi Nahman s’est escrimé à raviver la flamme d’un peuple tourmenté et à faire briller la lumière de l’espoir. Ses enseignements sages et perspicaces ont aidé des dizaines de milliers de Juifs à reprendre goût à la vie. Il a révolutionné positivement le judaïsme. Ses enseignements et ses messages sont toujours d’une brûlante actualité. Son appel à l’accomplissement de la Torah par la joie et la ferveur continue encore à stimuler les jeunes et des êtres vulnérables qui avaient perdu la foi en la vie. Le courage, le renouveau, le bonheur et la joie sont les piliers de ses enseignements. C’est pour cela que beaucoup de Sépharades sont très proches de sa philosophie.

Donc, selon vous, il n’y a aucune contradiction entre le fait d’être Sépharade et adepte du mouvement Breslev.

Détrompons-nous! Tous les jeunes Sépharades qui ont adhéré à la philosophie prônée par Rabbi Nahman de Breslev sont restés profondément Sépharades et plus Marocains qu’on ne le pense. Il n’y a absolument aucune contradiction entre être fier de son héritage culturel sépharade et adopter la philosophie et les enseignements des grands maîtres du hassidisme, dont ceux de Rabbi Nahman. Dans la communauté sépharade de Montréal, beaucoup de jeunes Sépharades ont fait un retour aux sources du judaïsme sous l’influence des enseignements d’une illustre figure du judaïsme lituanien, le Gaon de Vilna. Un bon nombre ont adhéré aussi à d’autres mouvances du judaïsme orthodoxe, telles que Chabad ou Breslev. Mais ces jeunes et leurs leaders spirituels n’ont jamais renié leur héritage de Torah sépharade. Au contraire, ils sont restés viscéralement attachés à celui-ci et à leur identité sépharade et marocaine. Dans les synagogues sépharades d’inspiration lituanienne, Chabad ou Breslev, le rite liturgique et les Halakhot en vigueur sont purement sépharades. L’influence des grands maîtres ashkénazes, hassidiques ou lituaniens, n’a en aucune façon déraciné la manière sépharade marocaine de pratiquer le judaïsme.

La création d’un Centre Breslev à Côte Saint-Luc n’est-elle pas la résultante du mouvement de retour à la religion que la communauté sépharade a connu ces dernières années?

Dans les années 60 et 70, les nouveaux immigrants sépharades originaires du Maroc qui se sont établis à Montréal avaient des préoccupations urgentes sur le plan socioéconomique. Ils ont trimé fort pour assurer des lendemains prometteurs à leurs enfants. La préservation de leur identité n’était pas leur première priorité. Les écoles existantes à l’époque répondaient adéquatement à leurs besoins et attentes: éduquer leurs enfants dans un cadre scolaire francophone, un bon niveau académique… Une fois que la communauté s’est installée et renforcée, il y a eu clairement un mouvement de Baalé Téchouva, c’est-à-dire de retour aux sources du judaïsme. La deuxième génération de ces Sépharades a éprouvé un profond désir de renouer d’une façon plus coriace avec son héritage ancestral. Elle a ressenti le besoin de scolariser ses enfants dans des écoles répondant plus concrètement à sa vision du judaïsme. C’est ce qui explique la création de l’Académie Yéchiva Yavné au début des années 90. Le même phénomène s’est produit aussi sur le plan synagogal. Dans les années 70, il n’y avait que trois ou quatre synagogues sépharades à Montréal. Aujourd’hui, il y en a au moins trente. Et, chaque année, deux ou trois nouvelles synagogues voient le jour. Ce besoin de retourner aux sources du judaïsme est irrépressible. De plus en plus de jeunes Sépharades veulent absolument que leur héritage sépharade toranique ancestral soit préservé et transmis aux futures générations. C’est un mouvement qui continue à croître.

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Tous les ans, à la veille de Rosh Hashana, vous organisez un grand pèlerinage à Ouman (Ukraine) sur la tombe de Rabbi Nahman de Breslev. Certains vous reprochent de ne pas honorer avec autant d’empathie les grands Tsaddikim du judaïsme sépharade enterrés au Maroc ou en Israël. Que leur répondez-vous?

Cette critique est injuste et sans fondement. Je suis profondément attaché aux traditions rabbiniques sépharades. À Montréal, j’ai été l’un des initiateurs du mouvement de pèlerinage de nos saints sépharades inhumés au Maroc. Au sein de ma communauté Breslev et à l’Académie Yéchiva Yavné, j’ai toujours encouragé l’étude de l’enseignement de la Torah des plus éminentes figures rabbiniques du judaïsme marocain ainsi que le pèlerinage de leurs tombes au Maroc et en Israël. L’année dernière, j’ai accompagné les élèves de Yavné lors de leur pèlerinage des lieux saints juifs du Maroc. Pour moi, c’est une façon universelle de vivre notre judaïsme tout en préservant nos racines et notre héritage identitaire.

Le mouvement Breslev, que vous dirigez à Montréal, valorise-t-il l’héritage de Torah que les Rabbins sépharades d’Afrique du Nord nous ont légué?

Beaucoup de Sépharades ignorent que 99,5 % de nos grands maîtres marocains, que nous pèlerinons au Maroc et en Israël, n’ont jamais écrit de livres “philosophiques”. La majorité d’entre eux n’ont rédigé que des recueils de responsa halakhiques. Aujourd’hui, nous bénéficions grandement de toute la réflexion halakhique de ces ingénieux esprits. Mais force est de reconnaître que ces derniers ne nous ont pas laissé un héritage sur le plan philosophique. Maïmonide, qui est devenu une figure universelle, est une exception. Ses œuvres philosophiques imposantes ont eu une grande influence dans le monde rabbinique ashkénaze. Cependant, les responsa halakhiques que les éminents maîtres du judaïsme d’Afrique du Nord nous ont léguées sont de précieuses sources d’enseignement et de conseils avisés pour affronter les grands défis auxquels le peuple juif fait face, notamment en ce qui a trait à ses relations avec le monde occidental. Nos maîtres sépharades ont nourri leurs réflexions en puisant dans les enseignements des grands maîtres ashkénazes. Le Sépharade marocain ne s’est jamais éloigné de ses sources toraniques, il les a préservées et transmises aux nouvelles générations. Il a simplement complété celles-ci avec d’autres sources toraniques provenant du monde ashkénaze.

Êtes-vous optimiste, ou pessimiste, en ce qui a trait à la perpétuation de la culture et des traditions religieuses sépharades?

Je crois que nous ne pourrons assurer la pérennité du séphardisme qu’à travers la synagogue ou l’école. Ce sont les deux seuls canaux de transmission. Il n’en existe pas d’autres. Il faut aussi rappeler que le séphardisme ne peut être enseigné que dans des écoles sépharades. Ce n’est pas, et ce ne sera jamais, la vocation des écoles ashkénazes. Par ailleurs, ceux qui considèrent que la langue française est un vecteur de transmission du séphardisme indispensable se trompent. Aux États-Unis, des communautés sépharades, qui ne parlent que l’anglais, perpétuent avec succès et fierté l’héritage culturel et spirituel sépharade.