Réflexions de Pierre Assouline sur l’identité marocaine

Pierre Assouline (Francesca Mantovani/Éditions Gallimard)

Le réputé écrivain et journaliste Pierre Assouline, membre de l’Académie Goncourt, a été l’un des invités de la rencontre de Marrakech, qui a réuni récemment quelque 250 Marocains, juifs et musulmans.

Cet événement, placé sous le haut patronage du roi Mohammed VI du Maroc, a été organisé par le Conseil de la communauté marocaine à l’étranger en partenariat avec le Conseil des communautés israélites du Maroc.

Pierre Assouline a été l’un des intervenants d’un débat fort animé sur l’avenir de l’identité sépharade marocaine.

Ce printemps, il a publié une enquête passionnante sur le séphardisme dans l’Espagne d’aujourd’hui, Retour à Séfarad (Éditions Gallimard).

Au cours d’une entrevue qu’il nous a accordée à Marrakech, Pierre Assouline nous a fait part de ses impressions sur cette rencontre judéo-musulmane et de ses réflexions sur l’identité marocaine.

Pourquoi avez-vous tenu à être présent à cette rencontre à Marrakech?

Tout d’abord, pour répondre à l’invitation cordiale que m’ont adressée les organisateurs de ce forum. Par ailleurs, mes racines marocaines m’ont aussi fortement motivé à participer à cette rencontre. Je suis né à Casablanca. Il y avait aussi ma curiosité. C’est la première fois que je participe à un colloque judéo-musulman. À travers le thème de la marocanité, c’est la dimension judéo-musulmane de cet important événement qui m’intéressait. Comme l’initiative remarquable du roi du Maroc, Mohammed VI, de réhabiliter des synagogues, de restaurer et protéger des cimetières juifs et de redonner leurs noms hébraïques aux rues du Mellah de Marrakech, est récente, je voulais voir sur place comment elle se traduisait dans les faits. Je connaissais Marrakech. J’y suis venu souvent. Mais ce séjour a été pour moi l’occasion de voir cette ville magnifique sous un œil différent, en sillonnant son ancien quartier juif.

C’était donc une occasion de renouer avec vos racines identitaires marocaines.

Mes racines marocaines je ne les ai jamais oubliées. J’ai vécu douze ans au Maroc. Je reviens dans ce pays qui m’est cher dès que je peux. Quand je suis au Maroc, je suis chez moi, je me sens totalement en sécurité. Ce n’est pas une question de passeport, c’est une question d’identité. Il faut bien se dire une chose: l’identité est plurielle, cosmopolite, diverse et mélangée. Le problème du débat sur l’identité en France, c’est que, depuis dix ans, on a associé “identité” et “nationale”. Donc, tout le monde vous fait un procès en nationalisme. Mais ce n’est pas du tout ça l’identité. Ma recherche d’identité m’a amené, cette année, à écrire un livre, Retour à Séfarad, sur le retour en Espagne des descendants des Sépharades expulsés de ce pays en 1492 par les rois catholiques. Mais la quête de mes racines identitaires espagnoles ne m’a jamais empêché de revenir régulièrement au Maroc. Il y a une part de moi qui sera toujours profondément marocaine. En effet, mes aïeux, autant que je sache, ont été expulsés d’Espagne en 1391, un siècle avant la grande expulsion de Séville, et se sont installés directement à Debdou, ville marocaine de la province de Taourirt, dans la région de l’Oriental, où il y avait déjà une communauté juive bien établie depuis l’époque de la destruction du premier Temple de Jérusalem. On leur avait dit: “À Debdou, les Juifs sont heureux et prospères”. Mes identités multiples se mélangent, elles ne s’annulent pas. Ce n’est pas parce que je viens d’écrire un livre sur mes racines sépharades espagnoles que je vais annuler mes racines marocaines. Ces racines doubles se complètent mutuellement.

Êtes-vous attaché aux traditions judéo-marocaines?

Absolument. Le vendredi soir, où que je sois dans le monde, en Chine, en Inde ou ailleurs, je vais à la synagogue pour le début du Shabbat. C’est une tradition à laquelle je suis viscéralement attaché par respect pour la mémoire de mon regretté père. Faire Shabbat en Terre d’islam, ça a un sens particulier aujourd’hui. Le Maroc est le dernier pays arabe — je précise bien arabe puisqu’il y a encore des Juifs dans deux pays musulmans importants, l’Iran et la Turquie — où il y a une vraie communauté juive, bien que très réduite par rapport à ce qu’elle a été dans les années 60 et 70. Mais elle existe. Pour moi, célébrer le Shabbat à Marrakech ou à Tanger a une signification très particulière. La mémoire archaïque resurgit. Symboliquement, c’est une manière de dire: on est toujours là. Et, il m’est arrivé, que ce soit à Marrakech ou à Tanger, d’être le dixième homme pour compléter le Minian. Ça, c’est un grand bonheur!

Le Maroc est donc une exception dans un monde arabo-musulman où il ne reste quasiment aucune trace de vie juive.

Il y a une vraie exception marocaine. Elle n’est pas due simplement au récentes initiatives courageuses du roi Mohammed VI à l’égard de la communauté juive marocaine. Il faut rappeler qu’avant lui, son père, feu le roi Hassan II, et son grand-père, feu le roi Mohammed V, ont aussi entretenu des rapports singuliers et bienveillants avec les Juifs. Je me souviens très bien du roi Mohammed V. Dans mon entourage, on n’a jamais cessé de dire qu’il a protégé les Juifs pendant l’occupation allemande durant la Seconde Guerre mondiale. Il y a dans la dynastie royale alaouite une vieille tradition de protéger la communauté juive. Et puis, il ne faut pas oublier qu’il y a aussi un vécu juif au Maroc. Quelque 250 000 Juifs ont habité dans ce pays pendant très longtemps. Ils avaient beau dire “l’an prochain à Jérusalem”, ils restaient au Maroc. Ce n’était pas un hasard.

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Cette rencontre à Marrakech vous rend-elle optimiste pour ce qui est des perspectives futures des relations entre Juifs et Musulmans marocains?

Oui. Je suis assez optimiste en général. Mon optimisme est fondé. Il y a des signes prometteurs. Mais je fais la part des choses entre les Marocains du Maroc et les Français d’origine marocaine nés dans les cités en France, Musulmans. Le comportement des uns et des autres est différent, notamment chez les jeunes. Vous trouverez chez des jeunes Français d’origine marocaine, nés en France, un antijudaïsme très naturel. Ces derniers importent régulièrement le conflit israélo-palestinien. Ils éprouvent une sorte de mépris, ou de haine, antijuif qui, malheureusement, fait partie d’une culture qu’ils ont acquise dans la rue. C’est pourquoi l’éducation est essentielle pour lutter contre l’antisémitisme qui sévit dans certaines banlieues françaises. Quand ils retournent au Maroc une fois par an pour les vacances, ces jeunes Français d’origine marocaine sont détestés parce qu’ils ont des manières qui ne plaisent pas du tout aux Marocains, c’est-à-dire l’arrogance, le côté nouveau riche, le mépris des autres, etc. Je ne veux pas généraliser. Il y a bien sûr parmi ces Français de souche marocaine des gens très bien. Mais cette distinction est importante.