Romain Gary ou la quête du père

Romain Gary (1914-1980)

Tout au long de sa vie, le célèbre écrivain Romain Gary n’a cessé de brouiller les pistes menant à ses origines et duper ses interlocuteurs.

Dans son roman La nuit sera calme, il résume ainsi l’extraordinaire aventure que fut sa vie: “Ne dis pas forcément les choses comme elles se sont passées, mais transforme-les en légendes et trouve le ton de voix qu’il faut pour les raconter.”

Réinventeur inlassable d’une réalité-fiction qui a nourri son imposante œuvre littéraire, Romain Gary a bâti sa propre légende en la façonnant au gré de ses états d’âme.

Pourquoi son père, Arieh Kacew, est totalement absent de sa vie et de son œuvre, alors que sa mère, Mina, y occupe une place prépondérante?

Le brillant écrivain Laurent Seksik s’escrime à dénouer cette grande énigme dans un roman éblouissant et passionnant qu’il vient de dédier à l’auteur de La vie devant soiRomain Gary s’en va-t-en guerre (Éditions Flammarion).

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Ce récit poignant retrace vingt-quatre heures dans la vie du jeune Romain. Une journée charnière où bascule son existence.

Un grand tour de force littéraire.

Médecin radiologue, Laurent Seksik a délaissé le sarrau pour se consacrer pleinement à l’écriture.

Il est l’auteur de plusieurs romans qui ont connu un grand succès, notamment Les derniers jours de Stefan Zweig, Le Cas Eduard Einstein, La légende des fils.

Nous avons rencontré Laurent Seksik lors de son récent passage à Montréal, où il a été l’un des invités de marque du Festival littéraire Metropolis Bleu.

Romain Gary vous fascine depuis votre tendre enfance. Pourquoi?

Romain Gary est un personnage de légende passionnant. Cet écrivain ingénieux fut un être de l’ombre et, en même temps, un être lumineux. C’est un homme qui a tout vu, tout fait et tout embrassé dans sa vie. C’est un homme inclassable qui a tout exploré. Il a été un écrivain polyglotte exceptionnel —il parlait couramment le français, l’anglais, le russe, le polonais et le yiddish—, consul général de France à Los Angeles, un héros dans les forces aériennes de la France libre, un compagnon de la Libération qui a échappé à la mort, un cinéaste, certes mauvais, un homme de théâtre, un romantique hors pair, un homme qui a réalisé tous les rêves de sa mère… Romain Gary a inventé une nouvelle langue et s’est lui-même réinventé avec Émile Ajar. Il a vécu intensément toutes les vies imaginables. Il a été un séducteur aux mille visages qui, durant toute sa vie, n’a cessé de forger des masques. Il a bâti lui-même sa légende.

Qu’est-ce qui vous plaît le plus dans son œuvre littéraire?

La modernité de Romain Gary est incroyable. Dans ses romans, il parle de l’universalisme, de l’humanisme, du féminisme… Dans son magnifique roman Chien Blanc, que j’ai relu récemment et qui n’a pas pris une seule ride, il évoque brillamment l’Amérique d’aujourd’hui, celle de Donald Trump. Romain Gary incarne, avec éclat, une modernité, un propos, une attitude et un courage qui continuent de résonner avec force aujourd’hui.

Vous explorez la jeunesse de Romain Gary à travers le prisme de la relation alambiquée qu’il a entretenue avec son père, une figure totalement absente de son œuvre littéraire. Pourquoi avez-vous fait le choix de centrer votre récit sur ce dernier ?

C’est en travaillant sur Romain Gary que j’ai découvert cet angle inédit: la figure du père absent. J’ai suivi une démarche narrative analogue lors de l’écriture de la biographie que j’ai consacrée à Albert Einstein. J’ai mis en lumière un chapitre ignoré de la vie de cet illustre scientifique: la schizophrénie de son fils Eduard, qui finira ses jours parmi les fous, dans le plus total dénuement, dans un hôpital psychiatrique de Zurich, en Suisse. Un écrivain creuse toujours le même sillon. Romain Gary a bâti une légende avec sa mère. Il a construit de toutes pièces cette mère juive caricaturale, formidable et écrasante. Il a toujours menti. J’ai donc voulu aller au-delà des clichés et voir ce qu’il y avait derrière les multiples masques arborés par cet intrépide écrivain, en associant le mystère lancinant qui a nourri sa légende au gouffre qu’est l’absence du père dans ses propos et son œuvre.

Romain Gary était un fabulateur patenté.

Jusqu’à son dernier souffle, Romain Gary aura menti sur son ascendance. Il a fait croire que son père, Arieh Kacew, était un grand acteur de théâtre russe et que sa mère, Mina, était une styliste renommée. La réalité était tout autre. Sa mère n’était qu’une humble modiste qui trimait dans les faubourgs miteux du ghetto de Vilnius et son père n’était qu’un petit fourreur juif qui a abandonné le domicile conjugal pour refaire sa vie avec une femme plus jeune, avec qui il a eu un enfant.

Arieh Kacew fut assassiné par les nazis dans le ghetto de Wilno.  Cette tragédie indicible n’est-elle pas à la source du silence abyssal dans lequel Romain Gary se cantonnait chaque fois qu’on le questionnait sur son père?

Le rapport au père n’est pas sans lien avec le fait que celui-ci et l’ensemble de sa famille ont été tués dans le ghetto de Wilno. Romain Gary est une sorte de rescapé de la Shoah. Si son père n’avait pas quitté sa mère pour une autre femme, il serait resté à Wilno et on n’aurait jamais connu Romain Gary. Il n’a jamais oublié d’où il venait, mais le drame était si terrible qu’il s’est reconstruit un passé et a prétendu toute sa vie que son père, dont il ne parle qu’une fois dans son roman autobiographique La promesse de l’aube —alors qu’il consacre 350 pages à sa mère—, était un grand acteur russe, un causaque mâtiné de sang juif. Ce que j’essaye d’explorer dans ce roman, c’est le rapport au monde au-delà des clichés perpétués au sujet de cet écrivain tellement doué pour l’affabulation créatrice, qui a encore des choses à nous dire aujourd’hui.

À la lecture de votre roman, on comprend qu’Arieh Kacew n’était pas un père totalement absent de la vie du jeune Gary.

C’est une histoire très simple, celle d’un homme marié qui choisit une autre femme pour commencer une nouvelle vie. C’est une histoire d’abandon, de trahison. Le grand drame qu’Arieh Kacew a vécu est demeuré comme une empreinte profonde. Ce n’est pas un père qui a été totalement absent. Quand on voit la photo de Romain Gary, qui vivait à Nice avec sa mère, alors qu’il a vingt ans, à Varsovie, marchant à côté de son père, on voit que c’est un fils aimé et aimant. On est alors surpris qu’il n’ait jamais parlé de son père. Cette photo, dont nous n’avons pas obtenu les droits de reproduction pour la page couverture de mon roman, dit des choses très éloquentes sur la relation entre un fils et un père plein d’amour, à l’instar de la photo d’Albert Einstein avec son fils Eduard, prise à l’hôpital psychiatrique de Zurich où ce dernier était interné, qui illustre la page couverture du roman que j’ai dédié au rejeton de cet éminent physicien. Ces clichés éternels éclairent des zones d’ombre de la vie nébuleuse de ces figures mythiques.

Avez-vous fait des découvertes majeures au cours des recherches que vous avez menées pour écrire “Romain Gary s’en va-t-en guerre”?

En consultant les archives de la ville de Vilnius, qui viennent d’être exhumées, j’ai découvert un élément totalement méconnu de la vie de Romain Gary, qui n’a pas été exploré dans les excellentes biographies que Myriam Anissimov et Dominique Bona lui ont consacrées: l’existence de son demi-frère, Joseph, décédé à l’âge de vingt ans, alors que Romain avait onze ans. Il n’a jamais parlé de ce demi-frère, même à son cousin Paul Pavlowitch, alias Émile Ajar, qui a été l’un des premiers lecteurs de mon roman. Pour moi, l’absence d’un demi-frère, et celle d’un père, pour un être en quête permanente de reconnaissance, ce sont des éléments fondamentaux et constitutifs de l’homme qu’a été Romain Gary.

Peut-on considérer Romain Gary comme un écrivain juif?

Romain Gary ne s’est jamais défini comme un écrivain juif. Il n’est pas un écrivain du Shtetel. Il avait un rapport au judaïsme qui n’était pas du tout celui de Marc Chagall ou de Isaac Bashevis Singer, originaire de la même région d’Europe de l’Est où Romain Gary est né en 1914. En revanche, ce qui est très intéressant, c’est que son rapport au judaïsme est d’une extrême modernité. Tantôt une opposition, tantôt une fascination, tantôt une forme de mélancolie et, souvent, une forme de déni de son identité juive. Il entretenait avec le judaïsme un rapport très moderne parce que celui-ci  était émaillé de contradictions d’une grande richesse et profondeur.

Stefan Zweig, Albert Einstein et Romain Gary ont vécu dans un monde de bruit et de fureur qui semble vous fasciner puisque vous l’avez ausculté, sous divers angles, dans vos romans.

Ce qu’il y a de terrible avec cette période tumultueuse de l’histoire du XXe siècle, c’est qu’au fur et à mesure qu’on travaille dessus, on découvre de nouvelles choses qui résonnent et étonnent encore aujourd’hui. C’est ce monde d’hier qui a fait le monde d’aujourd’hui. Je ne suis pas historien, je suis romancier. C’est un terreau que j’aime creuser.

Très nombreux sont ceux qui établissent des analogies entre le monde d’hier et le monde d’aujourd’hui. Ce parallélisme, très en vogue, vous agace-t-il?

Stefan Zweig, Albert Einstein et Romain Gary ne nous font pas comprendre le monde d’aujourd’hui par transparence. Simplement, leur intelligence nous fait comprendre le monde d’hier. Et, en ayant compris les ressorts du monde d’hier, cela nous permet de mieux appréhender le monde d’aujourd’hui. Je ne supporte pas les parallélismes historiques. Non, 2017, ce n’est pas 1940! C’est absurde! C’est faire insulte à l’intelligence humaine. Par contre, pour comprendre ce qui se passe dans le monde d’aujourd’hui, il est impératif de bien saisir ce qui s’est passé hier. Les leçons de l’Histoire sont toujours enrichissantes et très utiles.