“La haine des Juifs n’a jamais eu de limite”

Deborah E. Lipstadt (Musée de l’Holocauste de Montréal photo)

“Aujourd’hui, l’antisémitisme est une hydre impitoyable à plusieurs têtes. Son potentiel de propagation à l’échelle mondiale est sidérant. La haine des Juifs n’a jamais eu de limite”, rappelle en entrevue une grande spécialiste de l’histoire de l’antisémitisme, l’historienne américaine Deborah E. Lipstadt.

Cette universitaire réputée explore exhaustivement les différentes formes de l’antisémitisme contemporain dans un livre remarquable, fouillé et solidement documenté, Antisemitism Here and Now (Schocken Books Publisher, New York, 2019, 288 p.).

Professeure d’histoire juive contemporaine et d’études sur l’Holocauste à l’Université Emory, à Atlanta, Deborah E. Lipstadt est l’auteure de plusieurs livres très remarqués, dont The Eichmann Trial; Denial: Holocaust History on Trial, qui s’est mérité en 2005 le prestigieux prix littéraire National Jewish Book Award; Denying the Holocaust; Beyond Belief: The american Press and the Coming of the Holocaust, 1933-1945

En 2000, l’écrivain négationniste britannique David Irving lui a intenté un procès en diffamation qu’elle a gagné après avoir, comme l’exigeait le droit anglais, démontré l’existence des chambres à gaz nazies devant une cour de justice britannique.

Le film DenialLe procès du siècle— retrace les moments les plus marquants de cet affrontement judiciaire. L’actrice britannico-américaine Rachel Weisz interprète avec brio le rôle de l’historienne.

Deborah E. Lipstadt nous a accordé une entrevue lors de son passage à Montréal, où elle a été la conférencière d’honneur du Musée de l’Holocauste.

 

En cette deuxième décade du XXIe siècle, l’antisémitisme ne revêt-il pas plusieurs visages ?

Sans aucun doute. Les Juifs font face aujourd’hui à un antisémitisme hétéroclite émanant des milieux de droite, des milieux de gauche, de la mouvance islamiste radicale et des cénacles familiaux et communautaires musulmans. Cette dernière forme d’antisémitisme est souvent éludée. Je suis très prudente quand je pointe celle-ci car je ne veux pas généraliser ce phénomène en mettant tous les Musulmans dans le même panier. Cependant, force est de constater que beaucoup de Musulmans, notamment parmi les jeunes générations, qui ne sont pas violents, ni ont le profil de commettre des exactions contre les Juifs, véhiculent des stéréotypes antisémites. Ceux-ci leur ont été inculqués au sein de leur famille, par leur imam à la mosquée qu’ils fréquentent ou par des émissions colportant des préjugés antisémites diffusées par des chaînes de télévision arabes. Récemment, l’Institut de recherche des médias du Moyen-Orient (MEMRI), qui traduit de l’arabe à l’anglais et dans d’autres langues des articles de presse et des émissions diffusées par les principales chaînes de télévision arabes, a décrypté une scène tout aussi abjecte qu’effarante diffusée par une télévision arabe. Celle-ci se déroule aux États-Unis, dans le cadre d’un programme pédagogique extrascolaire destiné aux élèves musulmans d’une école de Philadelphie. Des enfants jouent une pièce de théâtre devant leurs parents. Ils interprètent le rôle de Palestiniens arborant leur accoutrement traditionnel: keffieh, foulard … Ils fredonnent une chanson appelant à trancher la gorge de ceux qui pensent que Jérusalem est leur « capitale indivisible et éternelle». Il ne faut pas être un génie pour comprendre qu’ils font allusion aux Juifs. Ça ne veut pas dire que ces enfants musulmans commettront le lendemain des actes violents antisémites. Mais ils sont victimes, dès leur plus jeune âge, d’un endoctrinement prônant la haine des Juifs. Cette quatrième forme d’antisémitisme est souvent sous-estimée ou complètement négligée.

Quelle est parmi ces quatre formes d’antisémitisme la plus dangereuse ?

Elles sont toutes dangereuses. Aux États-Unis, ces dernières années, les attaques meurtrières contre des Juifs dans des synagogues où les attaques verbales dont ces derniers ont été l’objet sont la résultante d’un antisémitisme d’extrême droite bien vivace dans plusieurs régions de l’Amérique. Par exemple, en 2017, lors des manifestations à Charlottesville, en Virginie, qui ont opposé des groupes ségrégationnistes à des militants antiracistes, des manifestants survoltés d’extrême droite ont claironné sans ambages: « Les Juifs ne nous remplaceront pas ». L’antisémitisme émanant de la gauche est plus structurel et se caractérise souvent par son hostilité envers l’État d’Israël. L’antisémitisme des islamistes radicaux est violent et très meurtrier: attentats commis contre les journalistes de Charlie Hebdo, le magasin israélite Hyper Casher, le public du Bataclan, les meurtres crapuleux d’Ilan Halimi, de Sarah Halimi, d’enfants juifs dans une école israélite de Toulouse… L’antisémitisme issu des milieux communautaires musulmans prolifère aussi dans les pays d’Europe de l’Ouest, notamment parmi les nouveaux immigrants.

Le mouvement anti-Israël BDS –Boycott, Désinvestissement, Sanctions- est-il antisémite ?

Comme je l’explique dans le livre, je ne crois pas que tous les supporters du BDS soient des antisémites invétérés. Beaucoup d’entre eux sont incapables de trouver l’emplacement d’Israël sur une carte géographique du monde. Ils sont plutôt attirés par le fait qu’il s’agit d’un mouvement gauchiste libéral très en vogue ces temps-ci. Cependant, si vous examinez les textes fondateurs du mouvement BDS, vous constaterez que celui-ci préconise la destruction de l’État d’Israël. Refuser seulement aux Juifs le droit à l’autodétermination dont bénéficient les autres peuples du monde, c’est indéniablement une preuve manifeste d’antisémitisme. Où sont supposés aller s’établir les quelque 7,5 ou 8 millions de Juifs qui vivent aujourd’hui en Israël ? Les détracteurs de l’État hébreu souhaitent que les Israéliens juifs vivent au sein d’un État binational. Montrez-moi un seul pays musulman, au Moyen-Orient, en Indonésie ou ailleurs dans le monde, où les minorités religieuses mènent une vie paisible et épanouie.

Quelles seront à long terme les conséquences pour Israël de la campagne BDS ?

Je ne pense pas que le boycott économique soit une arme efficace. Le BDS ne prône pas seulement un boycott économique, mais aussi un boycott culturel et académique. Par exemple, empêcher un professeur d’études médiévales de l’Université de Tel-Aviv ou de l’Université hébraïque de Jérusalem de donner des conférences sur un campus universitaire ou d’être invité un trimestre par une université européenne ou américaine. L’université est un lieu pour échanger des d’idées et non pour diviser et exclure des personnes en fonction de leur nationalité ou de leurs affiliations politiques. Le BDS ne préconise pas seulement un boycott économique d’Israël mais un boycott total dans tous les domaines. L’objectif principal du mouvement BDS, et il est en train de réussir, est, ce que j’appelle dans le livre la “toxification” d’Israël. C’est-à-dire, rendre Israël “toxique” aux yeux de l’opinion publique mondiale. L’un des buts des promoteurs du BDS est que, dans les campus universitaires ou les collèges, les jeunes juifs développent un sentiment de gêne, et même de honte, vis-à-vis d’Israël. Par exemple, un jeune juif étudiant à l’Université McGill ou à l’Université Concordia devant participer au programme Birthright sera réticent à annoncer à ses camarades non juifs qu’il s’apprête à effectuer prochainement un voyage en Israël. Des jeunes juifs s’abstiendront ainsi de parler ouvertement de leurs liens avec Israël avec leurs amis non juifs. L’objectif de la campagne BDS est de faire d’Israël un pays “toxique”, qui pratique sans vergogne une politique oppressive d’apartheid à l’encontre des Palestiniens que tous les êtres épris de paix devraient impérativement condamner fermement.

Dans les campus universitaires nord-américains, les étudiants juifs sont souvent intimidés par les détracteurs d’Israël et les promoteurs du BDS.

Oui. Aujourd’hui, dans les campus en Amérique du Nord, sévit un grand paradoxe. Des groupes d’étudiants défendent les droits humains des Palestiniens tout en posant des gestes antisémites. Exemple: à l’Université Emory, où j’enseigne, un groupe propalestinien, appelé Student Voices for Peace, a publié un manifeste appelant au boycott de tous les groupes dans le campus ayant un lien avec Israël, dont le Hillel et le Chabad, deux organisations étudiantes juives. Ça c’est de l’antisémitisme. On ne peut pas simultanément défendre les droits humains d’un peuple, une action des plus légitimes, et stigmatiser des groupes étudiants juifs parce qu’ils ont des liens avec Israël.

Ces dernières années, le spectre de l’antisémitisme a refait surface aux États-Unis. Nombreux sont ceux qui reprochent au président américain, Donald Trump, de marteler une rhétorique sulfureuse qui, selon eux, attise l’antisémitisme et le racisme. Ce grief sévère est-il fondé ?

On ne peut pas blâmer que Donald Trump. Ces dernières années, à travers le monde, on a assisté à l’émergence de mouvements populistes: en Italie,  en Hongrie, en Pologne, en Slovénie… Aux États-Unis, les groupes antisémites et racistes d’extrême droite existent depuis très longtemps, bien avant l’arrivée à la Maison-Blanche de Donald Trump. Je ne crois pas du tout que ce dernier soit antisémite. Mais sa rhétorique musclée a encouragé insidieusement des groupes extrémistes à exprimer sans la moindre gêne des opinions à caractère antisémite ou raciste. Les membres de ces groupes extrémistes, certains sont très violents, décodent à leur manière la rhétorique incendiaire, et souvent exclusionniste, de Trump. Par exemple, la manifestation qui a opposé à l’été 2017 des groupes ségrégationnistes et antiracistes dans la ville de Charlottesville a eu lieu dans un contexte où l’élection de Trump à la présidence des États-Unis a désinhibé la perpétration d’exactions antisémites: tuerie dans une synagogue de Pittsburgh, de San Diego… Les membres de ces groupes racistes sont convaincus que le leader suprême de leur pays est sympathique à leur cause, bien que ce ne soit pas le cas.

À la fin 2019, la France a adopté une législation qui associe l’antisionisme à une forme d’antisémitisme. Croyez-vous à l’efficacité de ce type de loi ?

Je ne suis pas avocate, ni une experte du droit français. Le système judiciaire en France est complètement différent de celui des États-Unis.  L’adoption d’une telle législation me paraît être une affaire risquée et délicate. Quelqu’un qui critique les politiques du gouvernement d’Israël n’est pas nécessairement un antisémite. Pour vous convaincre : lisez le quotidien israélien Haaretz, qui ne cesse de fustiger les politiques du gouvernement d’Israël.

Soixante-quinze ans après la Shoah, le gouvernement polonais n’a pas hésité à réécrire l’histoire de la Seconde guerre mondiale. Doit-on considérer cette initiative déplorable comme un acte négationniste?

C’est certainement une forme de déni de l’Holocauste. Les Polonais ne nient pas l’Holocauste. Ils ne disent pas que le génocide des Juifs européens pendant la Seconde Guerre mondiale n’a pas eu lieu. Ils considèrent simplement qu’ils n’ont pas été des bourreux, mais, à l’instar des Juifs, des victimes des nazis. Il est vrai qu’un bon nombre de Polonais ont été victimes de la tyrannie des nazis. Mais, force est de rappeler que beaucoup de Polonais ont collaboré avec les nazis. C’est un fait historique irrécusable, amplement documenté par des recherches scientifiques, des Mémoires et des lettres de témoins de l’Holocauste… Nier cette réalité historique, c’est réécrire l’histoire de ce chapitre noir de la Guerre de 1939-1945 qui s’est déroulé sur le territoire polonais. Réécrire l’Histoire a des fins politiques, c’est un acte fort dangereux. Ce que les Polonais font n’est pas un déni intégral et brutal de la réalité historique, mais un déni mou. Ils ne disent pas que les chambres à gaz nazies n’ont pas existé, ils affirment le contraire puisqu’ils ne cessent de nous rappeler que des centaines de milliers de Polonais ont aussi été gazés dans celles-ci. Les chiffres avancés par les autorités polonaises : 3 millions de Polonais non juifs et 3 millions de Polonais juifs ont été assassinés par les nazis. Évidemment, ces 3 millions de Juifs n’ont été considérés comme des Polonais qu’après la fin de la guerre et après leur mort. Dans les années 50, le bureau du Politburo en Pologne, dont l’un des membres était Juif, mena une enquête sur le nombre de Polonais assassinés par les nazis. Il arriva à la conclusion que 3 millions de Juifs et 1 million de non-Juifs avaient étaient tués en Pologne par les Allemands. Les dirigeants du bureau du Politburo polonais estimèrent alors que le maître du Kremlin, Joseph Staline, n’allait pas du tout aimer cette comptabilité, à savoir que plus de Juifs que de non-Juifs polonais avaient été tués par les soldats du IIIe Reich. Ils ont donc traficoté les chiffres. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Polonais n’ont cessé de jouer avec l’Histoire. Ce n’est pas un phénomène nouveau. Ces derniers veulent être considérés comme des victimes et récusent farouchement le fait historique incontournable que de nombreux Polonais ont collaboré avec les nazis.

Comment expliquer l’accointance de l’actuel Premier ministre d’Israël, Benyamin Netanyahou, avec des leaders populistes européens accusés de nourrir dans leur pays un climat antisémite ?

Il y a un élément qu’on ne peut pas éluder: la Realpolitik. À l’instar des autres nations du monde, alors que la conjoncture géopolitique internationale est de plus en plus instable, Israël est contraint aussi de jouer à fond la carte de la Realpolitik. Benyamin Netanyahou a constaté qu’à l’ONU, lors des votes sur des résolutions importantes sur la question israélo-palestinienne, Israël peut compter sur le soutien de la Hongrie et de la Pologne alors que la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne lui font défaut. Cette réalité l’a poussé à consolider ses relations avec des leaders populistes européens.  C’est une situation très complexe. Par ailleurs, Israël considère que la protection des Juifs de la diaspora fait partie intégrante de sa mission en tant qu’État juif. Si des Juifs sont menacés n’importe où dans le monde, Israël viendra toujours à leur rescousse. Mais la réalité devient plus épineuse quand un Premier ministre d’Israël partage des causes communes avec des leaders politiques tenant des propos aux accents clairement antisémites.

C’est le cas du Premier ministre de Hongrie, Viktor Orban, qui mène une croisade contre le milliardaire et philanthrope juif George Soros, qu’il accuse d’être l’instigateur d’un vaste complot international pour semer le chaos en Hongrie et dans d’autres pays d’Europe centrale et de l’Est. Orban a fait placarder sur les murs des villes de Hongrie d’immenses affiches où l’on voit George Soros, grimaçant, tirant les ficelles d’une marionnette à l’effigie de Laszlo Botka, un des leaders de la gauche hongroise.

Le Premier ministre polonais, Mateusz Morawiecki, et son gouvernement ont adopté une loi très controversée sur l’Holocauste qui a profondément offusqué les Israéliens qui n’ont pas hésité à qualifier celle-ci de “législation antisémite”. Cette loi, qui pénalisait « l’attribution à la nation ou à l’État polonais, en dépit des faits, de crimes contre l’humanité », dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale, a été finalement amendée par le gouvernement de Varsovie.

Vous ne pouvez pas jouer sur les deux tableaux. Israël ne peut pas tabler sur la Realpolitik dans ses relations avec des leaders populistes, suspectés d’antisémitisme, et clamer en même temps: “Nous sommes les défenseurs du peuple juif”.

Ces leaders populistes ayant un penchant antisémite sont des ardents défenseurs d’Israël. N’y a-t-il pas là un grand paradoxe ?

Ironiquement, aux États-Unis ou dans des pays européens, tels que la France et l’Italie, dans les milieux d’extrême droite, il y a des gens qui sont à la fois antisémites et des admirateurs zélés d’Israël. Pourquoi aiment-ils Israël ? Parce que l’État hébreu incarne à leur yeux l’ethno-État blanc qu’ils souhaitent ardemment créer. Ils se disent: “Si les Israéliens sont parvenus à créer un ethno-État spécifiquement juif, pourquoi nous ne serions pas capables d’en édifier un semblable”. Quand on les accuse de “racistes”, ces antisémites se défendent en clamant qu’ils soutiennent inconditionnellement Israël.  Comme avec la « cape magique d’invisibilité » dans les aventures de Harry Potter, ils espèrent aussi rendre « invisible » leur antisémitisme en avançant la preuve de leur admiration profonde pour Israël. En ce qui a trait à l’antisémitisme, les lignes sont en train de changer, elles sont plus floues et plus compliquées.

En 2000, vous avez remporté une éclatante victoire judiciaire contre le négationniste britannique David Irving, qui vous avait intenté un procès en diffamation. Plusieurs pays occidentaux ont adopté des législations pour sanctionner pénalement les négationnistes de la Shoah. Ces lois vous paraissent-elles pertinentes et efficaces ?

Non. Pour deux raisons. Première: je crois vraiment en la liberté d’expression. Si vous dites “ce type de discours doit être autorisé et tel autre non”, vous vous retrouverez dans une pente glissante.  Je ne crois pas que ce type de législation soit efficace et qu’il donne des résultats probants. Transformer l’Holocauste en un interdit, ce n’est pas une solution pour contrer le négationnisme. Beaucoup se demanderont pourquoi a-t-on besoin d’une loi pour combattre le négationnisme de l’Holocauste alors qu’il n’y a pas une loi équivalente sur la mémoire de la Seconde Guerre mondiale, sur l’esclavage… ? On transforme alors l’Holocauste en une sorte de fruit interdit qu’on ne pas toucher ni manger. Je ne crois pas qu’il faille mettre entre les mains de politiciens le pouvoir de décider ce qui peut être, ou non, dit. J’ai participé à un débat sur cette question très délicate à Oxford Union, la plus célèbre association de débats académiques et intellectuels dans le monde.

L’antisémitisme semble être un fléau sempiternel.  Y a-t-il réellement des outils, des stratégies et des plans d’action nationaux pour contrer celui-ci ? 

Je n’ai pas une formule magique à proposer. Mais il y a un certain nombre de choses que nous pouvons faire. Premièrement : espérer que les leaders politiques dénoncent vigoureusement la montée de l’antisémitisme. Ils doivent aussi cesser de créer des divisions entre des groupes communautaires. Je ne crois pas que Donald Trump soit un antisémite, mais il divise le peuple américain pour des motifs strictement politiques. Que pouvons-nous faire à la base pour lutter contre l’antisémitisme ?  Nous devons être les invités importuns au dîner (unwelcome guest at the dinner party). Quand quelqu’un émet des opinions antisémites (les Juifs sont partout, ils contrôlent les banques, les médias, les gouvernements…), nous devons réagir sur-le-champ et répliquer sans la moindre gêne : “Ça, c’est de l’antisémitisme”. Nous devons aussi lutter contre tous les “ismes” et pas seulement contre l’antisémitisme, c’est-à-dire, combattre aussi fermement toutes les autres formes de racisme. Quand on combat les racismes, on ne peut pas être sélectif. Quand on est Juif, c’est normal qu’on lutte contre l’antisémitisme puisque ce fléau a des répercussions très négatives sur notre communauté, notre famille. Mais on ne peut pas faire fi des autres “isme” parce que l’Histoire nous rappelle que la persécution des Juifs a été le prélude à la stigmatisation d’autres groupes communautaires. Et vice-versa parfois.

Selon vous, il est important d’établir une distinction entre l’antisémitisme et les autres formes de racisme. Pourquoi ?

Nous devons combattre tous les “isme”. Mais nous devons reconnaître la différence existant entre l’antisémitisme et le racisme.  Le raciste considère une personne de couleur comme un être inférieur. Il est persuadé que si un Noir, un Asiatique… s’installe dans son quartier et envoie ses enfants à la même école que fréquentent les siens, le niveau éducatif de celle-ci baissera. Les antisémites sont résolument convaincus que les Juifs sont plus brillants, plus puissants, plus riches… que les non-Juifs.  Nous devons comprendre ce qu’est l’antisémitisme et le dénoncer. Mais, prenons garde, on ne peut pas qualifier d’antisémite tout ce qu’on n’aime pas. Par exemple, critiquer Israël, ce n’est pas nécessairement un acte antisémite.

L’école a-t-elle un rôle essentiel à jouer dans la lutte contre l’antisémitisme ?

J’ai passé ma vie à écrire sur l’Holocauste et à enseigner l’histoire de cette effroyable tragédie humaine. Nous devons faire preuve de prudence lorsque nous enseignons à des jeunes l’histoire de l’Holocauste. Il ne suffit pas de leur expliquer que l’antisémitisme est un phénomène délétère qui peut déboucher sur l’extermination physique du peuple Juif. La réalité est bien plus complexe. L’enseignement de l’Holocauste n’est pas un exercice pédagogique aisé. Nous devons également enseigner aux jeunes ce que sont la haine et le préjudice, et leur rappeler leurs conséquences désastreuses. Nous devons aussi leur expliquer qu’il y a une corrélation et une interaction entre l’antisémitisme et les autres “isme”. L’éducation a un rôle très important à jouer dans la lutte contre l’antisémitisme et les autres racismes. Mais nous n’avons pas encore formellement compris comment utiliser celle-ci efficacement.

Envisagez-vous l’avenir des Juifs avec optimisme ou pessimisme ?

Je suis une historienne qui compose avec le passé et non avec le futur. J’ai passé une grande partie de ma vie à étudier les variantes de l’antisémitisme pour essayer de comprendre pourquoi les Juifs sont haïs depuis la Nuit des temps. Pourtant, j’ai toujours été optimiste. Récemment, j’étais en Grande-Bretagne pour donner un cycle de conférences. Durant le week-end, je suis allée visiter un site historique et archéologique situé à Bath, une ville du comté de Somerset, au sud-ouest de l’Angleterre.  En 50 après Jésus-Christ, les Romains fondèrent cette ville pour en faire un lieu thermal qui s’appelait en latin Aquae Sulis (“les eaux de Sulis”).  Ils construisirent des bains et un temple dans les collines aux alentours de la cité. Je me suis alors demandé comment les Juifs de Bath ont-ils pu survivre alors que les autres civilisations environnantes ont disparu ? Comment ont-ils fait pour ne pas être complètement absorbés par la majorité chrétienne ou la majorité musulmane dans les différents pays où ils ont vécu ? Des millénaires plus tard, les Juifs sont toujours là. Comment ne pas être optimiste. Un Juif optimiste est quelqu’un qui est persuadé que les choses ne pourront pas être pires. Un juif pessimiste est quelqu’un qui est convaincu que les choses peuvent devenir pires. Un juif réaliste est quelqu’un qui est conscient que les choses sont devenues pires! Qui aurait pu prédire il y a quelques années que l’on assisterait à un retour en force de l’antisémitisme en Europe, aux États-Unis… Qu’au début  du XXIe siècle des Juifs seraient lâchement assassinés parce qu’ils sont Juifs dans des pays occidentaux démocratiques. Personne ne l’a prédit. Et, si quelqu’un dit qu’il l’a prédit, il ment.